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* LA REVUE : SES RÉSONANCES

  • Gîtes de Julio Cortázar, trad. de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon, Gallimard, 2012

     

    1341195.jpgCe qu’il y a de fascinant dans les nouvelles de Cortázar, très représentatives du réalisme fantastique de la littérature latino-américaine, c’est qu’elles partent quasi toujours du quotidien, de situations des plus banales et puis, comme si la réalité commune n’était protégée que par un voile extrêmement ténu, soudain par une brèche, une faille, une déchirure, elle est envahie ou insidieusement pénétrée par d’autres réalités bien plus sombres et menaçantes où évoluent des créatures dangereuses, effrayantes ou pire encore. Elles montrent à quel point notre normalité, finalement, tient à peu de chose et qu’un rien peut nous faire basculer dans la folie, attiser nos pulsions les plus obscures, les plus animales, comme la statuette qui rend fou et sanguinaire dans L’idole des Cyclades et Les ménades où un chef d’orchestre paye cher et probablement en chair, son moment de gloire, quand le concert classique se transforme en orgie carnassière, sous la conduite d’une femme vêtue de rouge. Le talent de Cortázar n’est plus à démontrer et bien que les nouvelles de Gîtes, dont certaines figurent également dans d’autres recueils, commencent à dater — première parution chez Gallimard en 1968 — elles n’ont pas pris une ride. Elles se lisent avec toujours autant d’intérêt, de frissons et de plaisir. Une des plus notables, c’est sans doute N’accusez personne. Un homme enfile un pull, situation que nous avons tous connu, ça serre un peu, on se débat, on cherche la sortie, lui n’en ressortira pas vivant. Cette nouvelle, très simple en apparence, est d’une efficacité redoutable. Dans le registre légèrement surréaliste, il y a encore Céphalée où un couple d’éleveurs subit les symptômes de tous les terrains homéopathiques, sur fond d’élevage de bêtes étranges, fragiles et apparemment répugnantes : les mancuspies. Il y a cet homme aussi dans Lettre à une amie en voyage qui vomit des petits lapins. Dans Maison occupée, un frère et une sœur vivent seuls dans une vaste demeure familiale, mais peu à peu sont obligés de se retrancher dans un espace de plus en plus restreint, jusqu’à devoir quitter la maison. Le talent de Cortázar est l’art de rendre palpables les tensions, sans besoin d’expliquer quoi que ce soit, souvent les situations virent à l’absurde mais un absurde si noir qu’il est difficile d’en rire. Parfois, les nouvelles ressemblent à des souvenirs d’enfance, elles ont cette ambiance un peu douce et délavée des anciens albums photos où transparaît sans qu’on s’y attende, la cruauté. Pas mal de nouvelles se construisent aussi autour des rêves, des prémonitions, comme Récit sur un fond d’eau, Dîner d’amis ; de la perméabilité des frontières entre la vie et la mort, comme cet enfant qui pleure derrière La porte condamnée d’une chambre d’hôtel, scène qui pourrait tout à fait figurer dans un film d’horreur japonais et puis dans Le fleuve, une nouvelle particulièrement cynique autour du couple, ainsi que dans Autobus, où deux réalités s’ interpénètrent le temps d’un parcours en autobus, au plus grand effroi de deux des passagers qui n’ont pas de bouquet de fleurs et ne descendent pas au cimetière.

    Cette nouvelle d’ailleurs fait penser à une autre excellente nouvelle qui se déroule dans un tramway : Les vautours, de l’auteur bolivien Oscar Cerruto dans Cercle de pénombre. Pour les aficionados comme moi de ce genre de littérature, on ne saurait trop conseiller l’anthologie Histoires étranges et fantastiques d’Amérique latine parue chez Métailié en 1997, où l’on peut retrouver deux nouvelles de Cortázar : N’accusez personne et Apocalypse du Solentiname. Un auteur à découvrir également, uruguayen, si ce n’est déjà fait : Horacio Quiroga, avec notamment ses Contes d'Amour, de folie et de mort.

     

    Cathy Garcia Canalès

     

     

    Cortazar.jpgJulio Florencio Cortázar Descotte est né le 26 août 1914 à Ixelles, banlieue de Bruxelles où travaille son père puis la famille retourne à Buenos Aires, dès la fin de la Première Guerre mondiale. Le père abandonne la famille. L'enfant, fréquemment malade, lit des livres choisis par sa mère, dont les romans de Jules Verne. Après des études de lettres et philosophie, restées inachevées, à l'université de Buenos Aires, il enseigne dans différents établissements secondaires de province. En 1932, grâce à la lecture d'Opium de Jean Cocteau, il découvre le surréalisme. En 1938, il publie un recueil de poésies, renié plus tard, sous le pseudonyme de Julio Denis. En 1944, il devient professeur de littérature française à l'Université nationale de Cuyo, dans la province de Mendoza. En 1951, opposé au gouvernement de Perón, il émigre en France. Il travaille alors pour l'UNESCO en tant que traducteur. Alfred Jarry et Lautréamont sont d'autres influences décisives. Il s'intéresse ensuite aux droits de l'homme et à la gauche politique en Amérique latine, déclarant son soutien à la Révolution cubaine (tempéré par la suite : tout en maintenant son appui, il soutient le poète Heberto Padilla) et aux sandinistes du Nicaragua. Il participe aussi au tribunal Russell. La nature souvent contrainte de ses romans, comme Livre de Manuel, modelo para armar ou Marelle, conduit l'Oulipo à lui proposer de devenir membre du groupe. Écrivain engagé, il refuse, l'Oulipo étant un groupe sans démarche politique affirmée. Naturalisé français par François Mitterrand en 1981 en même temps que Milan Kundera, il meurt le 12 février 1984 à Paris. Sa tombe au cimetière du Montparnasse est un lieu de culte pour des jeunes lecteurs, qui y déposent des dessins représentant un jeu de marelle, parfois un verre de vin. L'œuvre de Julio Cortázar se caractérise entre autres par l'expérimentation formelle, la grande proportion de nouvelles et la récurrence du fantastique et du surréalisme. Si son œuvre a souvent été comparée à celle de son compatriote Jorge Luis Borges, elle s'en distingue toutefois par une approche plus ludique et moins érudite de la littérature. Avec Rayuela (1963), Cortázar a par ailleurs écrit l'un des romans les plus commentés de la langue espagnole. Une grande partie de son œuvre a été traduite en français par Laure Guille-Bataillon, souvent en collaboration étroite avec l'auteur.

     

     

     

  • Fée d’hiver d’André Bucher

    En hommage à l’auteur qui s’est envolé vers le territoire d’au-delà le 1er octobre dernier et qu’il ne sera jamais trop tard de lire, une note de lecture rédigée en 2012.

     

    fee-dhiver.gifFée d’hiver d’André Bucher. Le Mot et le Reste, décembre 2011


    Pour celles et ceux qui ne connaitraient pas encore le talent d’André Bucher, voici une bien belle façon de le découvrir. Dans Fée d’hiver, on sent le souffle d’un Jim Harrison, dont André Bucher est grand lecteur, mais l’écriture de cet écrivain poète paysan est unique. Elle sent le vécu, le territoire arpenté, la solitude affrontée. Fée d’hiver est un roman à la fois âpre et magnifique, austère et puissamment physique, comme les lieux dans lesquels il prend place dans ce sud de la Drôme, à la limite des Hautes-Alpes. Des lieux sauvages, entourés de montagnes, désertés par les hommes partis rejoindre les villes, où la vie, croit-on, offrirait plus de facilités. 

    Le roman démarre sur un prologue, un article paru dans le journal Le Dauphiné libéré, daté du 31 août 1948. Un fait divers, « Drame de jalousie dans le sud de la Drôme », qui fait écho au titre du livre : Fée d’hiver. Cette fée d’hiver qui vient comme pour rompre une malédiction, une sorte de réparation d’accrocs dans les mailles du destin.

    La première partie du roman est un journal intime à deux voix, s’étalant entre 1965 et 1988. Une façon de présenter les lieux, le contexte, les personnages. Daniel et Richard sont deux frères, l’un géant et l’autre court sur pattes, l’un parle peu, l’autre ne parle plus du tout. Ce sont les deux enfants laissés orphelins par le drame familial évoqué dans l’article du journal. Placés en famille d’accueil par la D.D.A.S.S., ils ont grandi et retournent maintenant vivre dans la ferme familiale aux Rabasses, pas très loin du village de Laborel. Une ferme délabrée, que Richard, l’ainé, va peu à peu transformer en casse. Daniel lui, muet depuis le drame, s’occupe d’un troupeau de brebis. Deux marginaux en quelque sorte, repliés sur eux-mêmes, que les gens alentour prennent pour des attardés.

    Et puis il y a les Monnier qui ont une scierie. Le père était l’amant de la mère de Richard et Daniel, responsable en quelque sorte de leur malheur, mais il est mort lui aussi, emporté par un cancer peu de temps après. Restent les deux fils, dont l’ainé dirige maintenant la scierie et le cousin Louis, le nabot que les frères Monnier aimaient tant tyranniser quand ils étaient encore enfants. Ces deux-là depuis toujours enclins à la morgue et à la méchanceté et la vie n’avait pas aidé à les changer.

     

    Heureusement il y a Alice, la jeune sœur. Alice travaille comme secrétaire à la scierie de ses frères, elle part à midi ravitailler les bûcherons. Alice est différente et elle n’a pas peur de passer du temps avec Daniel, le mutique des Rabasses, quand il fait pâturer ses brebis. Elle passe le voir, cherche à communiquer avec lui. Bien qu’elle soit bien plus jeune que lui, Daniel l’aime beaucoup, seulement les années passent vite. Un jour, alors qu’Alice a déjà plus de trente ans, elle finit par dire oui au cousin Louis. Daniel décide alors qu’il ne parlera vraiment plus jamais et arrête son journal. Nous sommes en 1988.

     

    Le roman enchaîne alors sur l’histoire de Vladimir entre 1995 et 1998. Vladimir est serbo-croate et bûcheron. En 1995, avant le cessez-le-feu entre les Serbes et les Bosniaques, sa sœur et ses parents périssent dans la destruction de leur village. Vladimir, c’est son métier qui l’a sauvé, il était dans la montagne en train de bûcheronner quand c’est arrivé. Quand il est revenu, il n’y avait plus rien, juste larmes, cendres et décombres. Il a donc fui, son pays, ses souvenirs, sa douleur. De pays en pays, une vie rude et solitaire d’exilé, de sans-papier, avec pour seul bagage, seul lien avec son passé, une anthologie bilingue de poésie des Balkans. Il exerce son métier partout où il peut et de pays en pays, finit ainsi par arriver en France. Dans le parc du Lubéron, il travaille comme surveillant d’incendies avec Alain, un étudiant qui prépare une thèse sur l’éclatement de la péninsule des Balkans et parle donc un peu la langue de Vladimir. Ainsi, tout en guettant les feux, débroussaillant, éclaircissant les bois, il aide ce dernier à perfectionner son français. Le Lubéron hors saison touristique est totalement dépeuplé au grand étonnement de Vladimir.

     

    « — Et encore, tu n’as rien vu. Ici ça va, on est dans le Lubéron. Passe seulement de l’autre côté du plateau d’Albion, en redescendant jusqu’à l’extrême pointe Sud de la Drôme, à la limite des Hautes-Alpes, tu verras… c’est bien pire. Là-bas même les corbeaux sont inscrits sur les listes électorales. Par contre en tant que bûcheron, tu devrais pouvoir trouver. Plus personne ne veut faire ce boulot. »

     

    C’est comme ça, qu’en mars 1998, quelques mois après la fin de leur contrat, Vladimir se retrouve face à Alice devant la scierie des Monnier.

     

    « — Bonjour Madame. Je m’appelle Vladimir, je suis bûcheron et je cherche du travail. »

     

    Entre temps, Alice, avait donc vécu sa vie de femme mariée. Mariée moins par amour que par peur de rester seule et aussi sous la pression de ses frères, histoire que la scierie reste en famille. Le petit Louis était devenu un homme, toujours aussi faible mais plus sournois et puis il s’était mis à boire, à boire et à frapper.

    Alice était loin, bien loin de ses rêves. Après huit années de mariage, la coupe était pleine et elle avait quitté le domicile conjugal pour aller vivre dans un gîte d’une amie d’enfance, pas très loin des frères Lacour : Richard et Daniel. Ça faisait longtemps qu’elle ne les voyait plus, elle s’en voulait. Les choses allaient changer.

     

    Vladimir donc, est embauché par la scierie. Non déclaré, il loge dans une caravane vétuste sans aucune commodité, mais il a l’habitude et se contente de ce qu’il a jusqu'au jour où les frères Lacour viennent lui témoigner quelques signes d’amitié et finissent par lui proposer d’aménager sur leurs terres, dans une cabane à remettre en état, au fond du Val Triste, à quelques kilomètres de leur ferme.

     

    « Une tanière toute en rondins de pins mal équarris, adossée à la forêt et donnant sur une clairière avec une vaste prairie où serpentait un ruisseau qui prenait sa source en haut du vallon. L’eau y était fraîche même en été et elle avait un léger goût de rouille. »

     

    Vladimir ne se doute pas qu’il va préparer là un nid d’amour pour une fée d’hiver.

     

    André Bucher à l’art de communiquer la nature, les sentiments qu’elle provoque et même ses propres sentiments à elle en tant qu’entité vivante à part entière et ce, d’une façon totalement originale, des images non attendues qui donnent beaucoup de fraicheur à l’écriture d’une histoire elle-même captivante, toute pleine de rebondissements, de profondeur, d’humanité et de rage aussi. Ce roman est un torrent de montagne à glisser à votre chevet.

     

     

    Cathy Garcia Canalès

     

     

     

    Écrivain, paysan, bûcheron, André Bucher est né en 1946 à Mulhouse, Haut-Rhin. Après avoir exercé mille métiers (docker, berger, ouvrier agricole…), il s’était installé à Montfroc en 1975, vallée du Jabron, dans la Drôme, où il est décédé des suites d’une maladie le 1er octobre 2022. Il était l’un des pionniers de l’agriculture bio en France. Écrivain des grands espaces, lecteur de Jim Harrison, Rick Bass, Richard Ford…, des écrivains amérindiens tels James Welch, Louise Erdich, Sherman Alexie, David Treuer…, son écriture puise sa scansion, sa rythmique dans le blues, la poésie, le jazz et le rock’n’roll. La nature n’est pas un décor mais un personnage de ses histoires. Fée d’hiver est son sixième roman.

     

     

     Le regard aussi est un toucher.

    in La vallée seule

     

     

    Bibliographie :

     

    Tordre la douleur, roman, Le Mot et le Reste, janvier 2021.
    Un court instant de grâce, roman, Le Mot et le Reste, 2018.
    À l'écart, récit, Le Mot et le Reste, 2016.
    La Montagne de la dernière chance, roman, Le Mot et le Reste, 2015.
    Confidences de l'oreille blanche, conversation entre André Bucher et Benoît Pupier, Revue critique de fixxion française contemporaine n°1, Écopoétiques, mars 2015.
    La Vallée seule, roman, Le Mot et le Reste, 2013.

    Histoire de la neige assoupie, Une hirondelle qui pleure tout le temps (nouvelles), Chiendents n°17, Cahier d’arts et de littératures, André Bucher, Une géographie intime, éditions du Petit Véhicule, 2012.

    Fée d’hiver, roman, éditions le mot et le reste, 2012.
    La Cascade aux miroirs, roman, Denoël, 2009.
    Le Pays de Haute Provence, carnet de voyage, vu de l’intérieur, récit, en collaboration avec le photographe Pascal Valentin, pour l’office de tourisme du Pays de Haute Provence, 2007.
    Déneiger le ciel, roman, Sabine Wespieser, 2007.
    Pays à vendre, roman, Sabine Wespieser, 2005.
    Le Cabaret des oiseaux, roman, Sabine Wespieser, 2004.
    Le Pays qui vient de loin, roman, Sabine Wespieser, 2003.
    Le Juste Retour des choses, Saint-Germain-des-Prés, Miroir oblique, 1974.
    Le Retour au disloqué, récit, Publication par l’auteur, 1973.
    La Lueur du phare II, Éditions de la Grisière / Éditions Saint-Germain-des-Prés, Balises, 1971.
    La Fin de la nuit suivi de Voyages, J. Grassin,1970.

     

     

    André Bucher, col de Perty, janvier 2012 © B. P..png

     

    Il songea que les empreintes des animaux dessinaient régulièrement des courbes ou des cercles. Les plantes également décrivaient des ronds pour se multiplier. Il n'y avait, selon lui, que l'homme pour se diminuer en s'imposant de vivre, et parfois de penser, à l'intérieur de carrés ou de rectangles. En y réfléchissant, il constata qu'il n'existait, pour ainsi dire, aucun carré dans la nature. Que l'on considérât la terre, la lune, le soleil ou l’œuf, ou encore les nids.

     

    André Bucher in Déneiger le ciel

     

     

     

     

  • Et pourquoi moi je dois parler comme toi ? écrits bruts (et non bruts) réunis par Anouk Grinberg

    Le Passeur éd. 15 octobre 2020

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    256 pages, 20,90 €.

     

     

    C’est en puisant, entre autres, dans la Collection de l’Art brut de Lausanne  que la comédienne et artiste peintre Anouk Grinberg a pu rassembler tous ces écrits, dits bruts car écrits par des personnes internées et considérées comme démentes ou délirantes. Des écrits souvent dessinés aussi car un bon nombre d’entre eux font l’objet d’un graphisme très particulier et c’est pourquoi on trouvera aussi dans cet ouvrage des photos de ce qui forme une œuvre brute complète.

     

    Anouk Grinberg a une histoire avec la folie, avec celle de sa mère dont elle a eu peur et même honte : « Je ne l’ai pas aimée, je n’ai pas réussi. J’étais de la famille humaine qui se détourne. ». Ce livre est sa façon de réparer : « Par un grand détour, ce sont ces hommes et ces femmes qui m’ont conduite vers cette mère, cette femme, et si j’ai négligé de son vivant toutes ses lettres affamées, je suis heureuse aujourd’hui d’être passeuse de textes jamais lus ». De cette mère, elle dit : « Ma mère était comme ça. Une petite femme fine, intelligente, mal adaptée à la vie bourgeoise. Elle aurait voulu peindre, et elle a été mère, épouse. (…) Elle n’a pas su dire non à la famille qui faisait une croix sur ses désirs, elle n’a pas su dire oui à la petite voix qui devait lui parler tout bas, et elle est descendue marche après marche dans le malheur, comme dans un refuge où on n’irait plus la chercher. On l’a mise dans des endroits pour fous, le désespoir a prospéré avec sa litanie de délires, alors qu’elle était une lumière sur la terre ». Alors, Anouk Grinberg dédie ce livre « à tous ces lumineux que le monde ne doit pas oublier. » Il ne s’agit pas de faire une anthologie d’écrits de fous mais de montrer plutôt la valeur littéraire de ces écrits, qui « ont inspiré les surréalistes et d’autres auteurs reconnus qui se sont fouillé les méninges pour atteindre leur liberté. »

     

    On ne sera pas surpris donc, de trouver aussi dans ce livre des écrits dit non-bruts, des écrits de poètes, car qui d’autre qu’eux s’approche le plus de cette forme d’indécente liberté ? D’ailleurs deux d’entre eux — et on note par ailleurs ici la curieuse absence d’Artaud — comme Paul Éluard ou Tristan Tzara, ont trouvé refuge durant la guerre, l’un en 1943, l'autre en 1945, à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnole en Lozère où furent internés deux auteurs bruts figurant dans ce livre.

     

    La préface a été rédigée par Jean-Pierre Siméon dans laquelle il nous dit : « Les fous, donc, prétendument les plus dénués d’entre nous (ou faudrait-il dire les plus dénudés ?), ont ce talent inouï, et que l’on ne dira qu’avec prudence involontaire, de s’affranchir absolument des lois de la langue et de nous révéler en conséquence dans la langue même cet absolument impossible de la langue dont rêvent les poètes, mais que leur raison sociale empêche généralement d’assumer jusqu’au bout. »

     

    Et pourquoi moi je dois parler comme toi est donc « un livre sur la vie et la création, non sur la folie. » Si les fautes d’orthographe et la ponctuation n’ont pas été retouchées, certains passages ont cependant été volontairement coupés car trop incompréhensibles. Les auteurs de ces écrits bruts sont nés entre 1827 et 2005, mais plus spécifiquement au XIXe et XXe siècle. On trouvera une photo et une courte biographie pour chacun d’eux, mais une partie sont des textes anonymes, les auteurs n’ayant laissé aucune autre trace de leur passage sur terre.

    « (…) dans nos sociétés riches et prétentieuses, ce trop-plein d’antennes est sévèrement puni. Les sans-fard inspirent la honte et le mépris, alors ils fanent ou enragent, et c’est le début de l’enfer. On les met dans des hôpitaux, on les force à manger des médicaments pour les remettre droit, on leur enlève la parole puisqu’ils parlent mal la langue de papa et maman, on leur enlève leurs droits, parfois leurs noms. » nous dit Anouk Grinberg dans son prologue.

     

    Écrits compulsifs, écrits rageurs, écrits du désespoir et de la privation de liberté, mais aussi tentatives de communication, de tresser une passerelle entre des réalités qui s’entrechoquent. Des êtres humains « enfermés dans un faisceau de malentendus », comme si leur pensée, leur vision étaient erronées alors que, bien souvent, ils ont été surtout broyés par les conditions de leur existence quand ils n’ont pas été tout simplement et violemment mis à l’écart, parce qu’ils gênaient l’ordre et la raison établis ou bien considérés socialement comme définitivement idiots parce qu’incapables de contacter le monde extérieur comme ce fut le cas pour Babouillec, autiste sans paroles, diagnostiquée comme très déficitaire et qui n’a jamais appris à lire, écrire et parler et qui est auteur de plusieurs livres, grâce à sa mère qui l’a sortie des institutions spécialisées et a fini par trouver le moyen de communiquer avec elle, lui permettant ainsi de révéler et diffuser son génie littéraire et ses pensées dont l’acuité et la pertinence sont absolument jubilatoires.

     

    La postface de Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’Art Brut de Lausanne donne un éclairage sur l’origine et l’histoire des écrits issus de cette collection dont certains ont déjà été publiés précédemment et mentionne les personnes, médecins ou autres, qui s’y sont intéressés, non pas d’un point de vue pathologique mais sur le plan du processus créatif.

    Pulsion d’écrire, pulsion de vivre : de crier, défier et même rire et aimer dans le silence carcéral, que ce dernier soit imposé de l’intérieur ou de l’extérieur. Un bon nombre des textes publiés ici donnent envie justement de les lire à haute voix, ils ont quelque chose de théâtral, entre comédie et tragédie, le grand théâtre de la vie. Certains sont des pieds de nez au dogme de la normalité, d’autres sont peut-être bien trop en avance sur leur temps, d’autres encore font mal car ils sont paradoxalement des appels au bon sens de celui qui les lira… Beaucoup sont des blessures ouvertes qui débordent sur le papier et des flux de douleur qui frayent un chemin vers la lumière. La poésie est très souvent au rendez-vous.

     

    « Veuillez dire à ce langage

    Qu’il dise qu’il est là

    C’est une prière

    La vie ne peut pas vivre »

    Constance Schwartzlin-Berberat (1845-1911)

     

    Un ouvrage précieux qui, espérons-le, permettra de porter un autre regard sur ce que la société nomme trop facilement des folles et des fous.

    « Alors que la vie elle-même est démente, qui de nous peut dire où se trouve la folie ? Trop de bon sens, n’est-ce pas aussi de la folie ? (…) Et la folie suprême n’est-elle pas de voir la vie telle qu’elle est et non telle qu’elle devrait être ? » avait écrit Cervantès.

     

    Cathy Garcia Canalès

     

     

    dsc-0613.jpgAnouk Grinberg est née à  Uccle (Belgique), le 20 mars 1963. Fille du dramaturge Michel Vinaver, elle fait ses premiers pas sur les planches dès l'âge de 12 ans dans Remagen mis en scène par Jacques Lasalle. Malgré quelques apparitions au cinéma à partir de 1976, la jeune fille se consacre avant tout au théâtre et commence parallèlement des études d'ethnologie. Après quelques rôles secondaires la comédienne rencontre Bertrand Blier qui la révèle au grand public et dont elle devient la muse. Ils tournent trois films ensemble avant de se séparer : Merci la vie (1991), Un, deux, trois, soleil (1993) et Mon homme (1995). Malgré deux beaux rôles dans Un héros très discret de Jacques Audiard (1995) et Disparus de Gilles Bourdos (1997), Anouk Grinberg espace ses apparitions au cinéma. Elle se consacre au théâtre mais également à la peinture et à l'écriture.

     

     

     

     

  • Feux de Perrine Le Querrec

     

    éditions Bruno Doucey, mars 2021

    9782362293597-475x500-1.jpg

    75 pages, 14 €.

     

     

    Et le poète de sa voix de feu

    D’une aile d’oiseau attise les mots

     

    On peut dire que dans ce recueil dont le titre dit clairement de quoi elle parle, Perrine Le Querrec fait ici feu de tout feu. Traversant quelques milliers d’années d’Histoire et explorant toutes les facettes de cet élément, les bénéfiques comme les dramatiques, elle déploie une sorte de fresque mouvante, un théâtre d’ombres de personnages que le feu met ou a mis, et parfois très cruellement, en lumière et peut-être plus particulièrement des femmes. Depuis celle qui dans la caverne a inventé le feu « Seins hanches ventre rond / Disparue à jamais » aux ouvrières sacrifiées, aux femmes indociles et veuves indésirables, aux militantes immolées en passant par les sorcières aux bûchers : femmes trop vives, feu aux femmes !

     

    La ville silencieuse cadenasse ses oreilles

    Qu’on démonte les cloches, qu’on fonde leur acier

    Dans le feu des sorcières et des illuminés.

     

    Des feux politiques donc, des feux de religion, des feux symboliques, des feux géologiques mais aussi des feux artistiques et littéraires. Des figures renaissent des cendres, comme Marguerite de Porète, béguine itinérante et première femme à avoir péri sur un bûcher de la place de Grève à Paris pour avoir eu trop d’esprit, une âme trop libre et un cœur trop flamboyant. C’était en 1310. Le feu a fait d’elle, et de tant d’autres, une immortelle.

     

    Des feux de joie, des feux de guerre, « des feux autoritaires, des feux de dictatures / mais aussi / Des feux de résistance, des feux brûlants de vie. » L’ordre du recueil est chronologique, une traversée de l’Histoire dans le miroir des flammes, la grande Histoire collective et les histoires individuelles. L’humanité, écrit Perrine Le Querrec, se dessine à travers ses feux

     

    Des feux qui ramènent une mémoire enfouie.

     

    Feux salvateurs, feux destructeurs, feux de mémoire, feux de langues, c’est à un grand incendie que nous convie Perrine le Querrec en agitant ainsi les tisons de son écriture. Elle y convoque des poètes, écrivains, artistes disparus, très connus comme Gogol, Van Gogh, Nerval, Artaud ou moins connus comme Angus McPhee, un artiste brut écossais ou la poétesse Ingeborg Bachmann.

     

    Depuis quand le soleil se couche

    J’ai toujours l’impression

    Que quelqu’un brûle.

     

    Elle évoque Piotr Pavlenski, artiste dissident russe fiévreux et incontrôlable toujours actif, elle rend hommage aux victimes de guerres et de catastrophes plus ou moins naturelles. Elle évoque des corps et des lieux marqués au feu, dévorés par le feu mais, écrit-elle, depuis des millénaires la vie renaît de ses cendres / Il y a des racines que jamais le feu n’atteint.

     

    Un questionnement plus discret souffle entre ces pages aussi, celui que soulèvent les flammes du désir, du sentiment amoureux.

     

    Il y a un côté compilation dans ce recueil, une énumération qui parfois en étouffe même le souffle poétique, peut-être parce qu’il s’agit surtout de faire œuvre de mémoire. Pour qui connaît l’écriture de Perrine le Querrec, on sent qu’il y a là presque comme un chantier en cours encore, une récolte de braises plus ou moins vives dont chacune pourrait donner naissance à un développement. On sent ce qui chez elle a été attisé et qui est un peu trop énorme, trop violent aussi, pour pouvoir être contenu en 75 pages, mais c’est déjà un beau départ de feu car les livres aussi brûlent.

     

    Savez vous

    Les livres brûlent les doigts brûlent l’esprit brûlent les à priori

    brûlent les ignorances brûlent les yeux brûlent les dictatures

    saviez-vous

    les livres brûlent

     

    Le monde parfois semble n’être plus qu’un grand brasier.

      

    Cathy Garcia Canalès

     

     

    Fondazione0258-edited.jpgPerrine Le Querrec est née à Paris en 1968. Elle hante les bibliothèques et les archives pour assouvir son appétit de mots et révéler les secrets oubliés. De cette quête elle a fait son métier : recherchiste. Les heures d’attente dans le silence des bibliothèques sont propices à l’écriture, une écriture qui, lorsqu’elle se déchaîne, l’entraîne vers des continents lointains à la recherche de nouveaux horizons.
    Perrine Le Querrec
    écrit de la poésie et de la prose. Sa langue est une architecture de mots, de silences, d’archives de trous et de pliures. Lorsqu’elle sort de la page, elle travaille en duo avec le contrebassiste Ronan Courty et forme l’autre moitié de PLY, duo avec le photographe Mathieu Farcy. Ses dernières parutions en 2020 : Vers Valparaiso, Éditions Les Carnets du dessert de lune, Rouge pute, Éditions La contre allée.

    http://www.perrine-lequerrec.fr/

     

     

     

     

  • Au petit bonheur la brousse de Nétonon Noël Ndjékéry

    couv_nàtonon.jpgcoll. Mycélium mi-raisin, Hélice Hélas éd., 29 mars 2019.

     

    Une noria de nuits au pelage léopard accoucha de dizaines de soleils qui, l’un après l’autre, pyrogravèrent le ciel de part en part sans y laisser le moindre sillon.

     

    Au petit bonheur la brousse est un roman dense, consistant, aussi savoureux que désespérément tragique, qui tisse un lien improbable entre une Helvétie paisible, fraîche et ordonnée, lisse et impeccable comme un livre d’images et un pays en sueur, chaotique, déchiqueté par la violence, la corruption, la cupidité, l’injustice et le mensonge. Bel héritage postcolonial entretenu par Didi Salman Dada, alias L’Autre-là, président agrippé au trône depuis presque cinquante ans et qui « pouvait dormir sur ses deux oreilles tant qu’il continuerait à brader l’or noir tchadien à ses parents occidentaux ».

    Ce lien entre la verte Genève et la brousse turbulente et aride de la province du Takoral, s’appelle Bendiman Solal, enfant suisse du Tchad ou enfant tchadien de Suisse, dont l’enfance a été bercée par le jet d’eau du lac Léman, le pompon de neige au sommet du Mont Blanc, l’amour de ses parents – son papa est comptable pour l’Ambassade tchadienne — et de Ginette, dit Gigi, sa marraine adorable et adorée, les jeux, les livres, toutes les histoires qu’on lui a racontées : celles du pays de ses ancêtres qui lui ont donné le goût de l’aventure et celles de Guillaume Tell et Madame Royaume qui lui ont donné un idéal d’héroïsme et le font rêver grand dans la belle et tranquille résidence genevoise. Aussi, quand ses parents sont soudainement rappelés au Tchad, qu’il ne connaît donc que par la langue des griots, c’est certes avec une certaine appréhension mais surtout avec une immense curiosité mêlée d’une forme de respect, qu’il s’apprête à poser les pieds au pays des ancêtres. Abreuvé d’histoires d’un Tchad voué à la magie noire, il se rêvait déjà comme un Harry Potter des Tropiques. Ce qu’il n’aurait jamais pu concevoir, jeune et naïf adolescent si enthousiaste à l’idée de découvrir enfin sa terre originelle, c’est que sitôt arrivé, non seulement il allait être séparé de ces deux très chers parents mais que ces derniers allaient être immédiatement arrêtés et mis au secret pour raison d’État. D’un seul coup, tous ses repères sont effacés, « à leur place avait surgi un monde rude, ivre de soleil et craquelé de sécheresse, un monde où tout se passait comme dans un vieux film mal colorisé et projeté au ralenti. Les personnages, pour la plupart efflanqués, étaient aussi fâchés avec la nervosité qu’ils étaient adeptes du rire. Quant au décor, mélange d’immeubles en béton et de maisons en banco assiégés par la brousse, il étalait son indigence de couleurs et de reliefs dans une monotonie à filer le bourdon à une enclume. » et Bendiman Solal finit très vite par se retrouver totalement démuni et isolé, avec un oncle, le seul qui ne craigne pas de l’aider.

    Bendiman Solal, n’est cependant pas du genre à baisser les bras ou à sombrer dans le désespoir, à peine sorti de son cocon helvétique et donc « profondément imprégné de l’illusion que la justice était à l’œuvre partout, y compris au cœur de l’Afrique », il s’est donc donné une mission : retrouver ses parents. Une mission que l’adolescent poursuivra envers et contre tout dans ce pays qui, pensait-il, venait de tout lui prendre, mais ce n’était qu’un début. Parcours initiatique et brutal au cours duquel Bendiman Solal, jeune garçon cultivé, intelligent, exceptionnellement doué même, au cœur bon et noble, perdra couche après couche, toute illusion, toute innocence, tout idéal. Il faut le talent d’une plume comme celle de Nétonon Noël Ndéjékéry, lui-même tchadien vivant en Suisse, pour en faire un roman aussi prenant, plume qu’il trempe dans l’encre de l’humour le plus décapant : celui du désespoir, une encre d’un noir si lumineux. Encre qui cependant finit par s’assécher elle aussi, à mesure qu’on s’enfonce dans l’histoire comme Bendiman Solal, allias Mini Tell, s’enfonce dans la réalité la plus crue, laissant loin derrière lui comme une carcasse dans le désert, les rêves, les espoirs et la candeur de son enfance.

     

    Reste la langue imagée et sublime, poésie sage et digne, des griots, « tout le reste s’avère si extrême dans la douleur comme dans la joie que, sous peine d’y perdre la raison, il faut sans cesse le repeindre aux couleurs des mirages si courants avec l’avancée des déserts. Simple exigence de survie. » Au petit bonheur la brousse ou bien au grand malheur la brousse ? Un mélange, un de ces curieux mélanges que l’humanité touille dans ses sombres chaudrons.

     

    Cathy Garcia Canalès

     

     

    Netonon-Noel-NDjekery.jpgNé au Tchad, Nétonon Noël Ndjékéry a fait des études supérieures de mathématiques. Il vit et travaille en Suisse comme informaticien. Parce que son père était un soldat de carrière, il grandit dans un camp militaire et est très tôt mis au contact de la langue française. Cependant, ses racines se sont d’abord nourries de la puissante sève de l’oralité subsaharienne. Sa mère a juste le temps de lui insuffler le goût de conter avant que le divorce de ses parents ne le sèvre à jamais des berceuses. Mais il a déjà contracté le virus de la parole partagée et en devient une des plus fidèles victimes consentantes. Dès lors, il ne cessera plus de prêter l’oreille à tout griot de passage. L’école lui ouvre ensuite l’univers fabuleux des livres. Il s’y enfonce, papillonne, butine au gré des bibliothèques et découvre, fasciné, que la parole volante et la parole écrite sont les deux rouages d’une seule et même machine à revisiter rêves et réalités. Il a publié Sang de Kola, L’Harmattan, 1999 ; Chroniques tchadiennes, Infolio, 2008 ; Mosso, Infolio, 2011 ; La minute mongole, La Cheminante, 2014.

     

     

  • Kintu de Jennifer Nansubuga Makumbi

    traduit de l’anglais (Ouganda) par Céline Schwaller

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    Métailié éd., 22 août 2019

     

    Ce roman est une fresque étourdissante d’une densité telle qu’il est impossible de le résumer, et d’ailleurs tel n’est pas le but de cette note, mais il faut tout de même pouvoir donner quelques pistes au lecteur. De quoi s’agit-il ? D’une histoire de famille sur plusieurs générations, trois siècles, en Ouganda, donc bien avant que ce pays ne soit arbitrairement nommé ainsi par le colon britannique, en référence à l’ethnie Ganda, occultant ainsi toutes les autres qui peuplaient cette terre.

     

    Kintu est donc une histoire de famille, mais à vrai dire, c’est avant tout l’histoire d’un geste malheureux et de ses conséquences : la répétition transgénérationnelle d’une malédiction. La gifle d’un père, Kintu, à son fil adoptif, Kalema, lors d’une déjà difficile traversée de désert, ayant entraîné accidentellement la mort de ce dernier, qui de plus, fut vite et mal enterré par mégarde à côté d’un arbuste épineux auprès duquel on enterre habituellement les chiens.

     

    Le roman démarre par un prologue, nous sommes en janvier 2004 à Bwayse, un bidonville situé dans une zone marécageuse au pied de Kampala. Kamu Kantu y est assassiné. Kamu Kantu est un descendant de Kintu Kidda, l'ancêtre qui a attiré la malédiction sur sa lignée. Et ce prologue laisse place au premier chapitre qui nous ramène à l’origine donc de cette malédiction : en 1750, dans la Province du Buddu, au Buganda.

     

    Plusieurs générations vont ainsi se succéder, depuis le temps des clans, des royaumes jusqu’au début du XXIe siècle. L’histoire des individus mêlée, emmêlée à l’Histoire d’une terre sur laquelle sont venues, les unes après les autres, se greffer des religions importées et conflictuelles, dont la pas si petite dernière : la très activiste évangéliste. Une terre démembrée par la colonisation, ce qui a entre autre ravivé et compliqué les guerres tribales, et qui essaie d’avancer avec de douloureuses prothèses occidentales comme tout le reste du continent, et tous les flux migratoires consécutifs, la modernisation et la paupérisation qui va avec, les guerres encore, le sida… Y est évoqué bien-sûr la sinistrement célèbre figure d’Idi Amin Dada, mais d’un point de vue ougandais, notamment dans une discussion entre deux amis qui ne sont pas d’accord.

     

    La figure était cependant déjà suffisamment et atrocement sanguinaire, sans besoin que les fantasmes occidentaux n’en rajoutent pour en faire une caricature révélatrice de leur propre peur du « noir », tout en faisant oublier ainsi leur responsabilité dans l’instauration de ce dictateur, comme tant d’autres en Afrique.

     

    Kintu est un roman, écrit forcément dans la langue de l’ancien colon britannique, mais c’est vraiment un roman ougandais, sans compromis.

     

    Si la toile de fond se transforme au cours des siècles, Jennifer Nansubuga Makumbi tisse sa trame avec tant de subtilité, l'art de montrer sans dire, que ce n'est pas ce qu’on pourrait appeler une fresque historique. L’Histoire est un grand fleuve, mais ce sont les êtres humains qui sont ici au centre de la fresque, ils sont bien sûr entraînés par le courant, roulés, malaxés, modelés et parfois brisés par lui, mais, comme des galets, ils sont solides. Ils ont leur propre densité, identité, ils sont tous reliés à une montagne originelle, ancestrale et si la destinée de chacun est à la merci des événements, il existe aussi une forme de prédestination. La force du fleuve ne change rien à la malédiction qui poursuit les descendants de Kintu Kidda, génération après génération, mais cela pourrait tout aussi bien être une bénédiction, ce qui émerge de ce roman, c’est le fil qui nous relie les uns aux autres et qui traverse le temps.

     

    Roman foisonnant, puissant, où l’on se perd facilement mais, comme les personnages, nous sommes entraînés par la force du courant. Une liste et un arbre généalogique en début d’ouvrage peuvent nous aider à reprendre pied, mais à vrai dire on n’en a pas forcément envie, car très vite, il n’est pas tant question de tout comprendre, mais plutôt de se laisser emporter et peu à peu imprégner de cette langue franche et magnifique avec laquelle Jennifer Nansubuga Makumbi nous raconte sa terre d’origine.

     

    Un premier roman magistral.

     

    Cathy Garcia Canalès

     

     

    jennifer-nansubuga-makumbi.jpgJennifer Nansubuga Makumbi est née à Kampala. Elle a étudié et enseigné la littérature anglaise en Ouganda, avant de poursuivre ses études en Grande- Bretagne, à Manchester, où elle vit aujourd'hui. Son premier roman, Kintu, lauréat du Kwani Manuscript Project en 2013, sélectionné pour le prix Etisalat en 2014, a reçu un accueil critique et public extraordinaire, aussi bien en Afrique qu'aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, qui lui a valu d'être comparée à Chinua Achebe et considérée comme un « classique » instantané. Elle a remporté le Commonwealth Short Story Prize en 2014 et le prix Windham Campbell en 2018. En sélection pour le Prix Médicis étranger 2019.

     

     

  • Quintet de Frédéric Ohlen

     

    Gallimard, mars 2014

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    354 pages, 21,50 €

     

    Quintet, comme son nom l’indique, est un roman composé de cinq voix différentes que le destin emporte dans son tourbillon pour former une œuvre riche et entêtante. Ce Quintet prend place au XIXe siècle, à la naissance de la Nouvelle-Calédonie. Les Français étaient là depuis quelques années et « le pays comptait moins de quatre cents civilsla plupart cantonnés dans la capitale, si on pouvait appeler ainsi une ville aux rues non pavées, sans port aménagé, sans eau potable. Une cité puante, montueuse et marécageuse en diable (…) ». Quatre cents civils si l’on ne comptait bien sûr la population autochtone répartie en une multitude de tribus. Et qui dit naissance dans le cas d’une terre déjà habitée, oublie souvent de dire que c’est le début de la fin pour la culture et la liberté de ceux qui étaient déjà là bien avant, fût-ce depuis des millénaires.

    Quatre cents « Men-oui-oui » donc, comme les appelaient les Kanak, « au verbe haut et à la peau rouge, qui sillonnent le pays à grand pas, creusent des trous sans rien y mettre, lavent l’eau des rivières sans la boire. »

    « Quand les White Men sont contents, à l’occasion d’un anniversaire ou pour marquer un grand événement, ils tirent dans le vide. Pour le plaisir. Celui d’exhaler tant de puanteur que le ciel recule. »

    Mais le propos de Quintet n’est pas de dénoncer et les faits en disent suffisamment par eux-mêmes, notamment ceux qui se rapportent aux Blackbirders, les sinistres navires qui parcouraient le Pacifique au XIXᵉ siècle pour rafler des esclaves sur les îles — principalement pour les plantations de canne à sucre du Queensland en Australie — et exterminer le reste. Quintet, en cinq partitions différentes, raconte et conte et ce subtil tissage entre les deux formes construit un pont entre roman et tradition orale où l’écriture devient flambeau pour éclairer aussi bien la bonté, la générosité, le courage humain que ses turpitudes.

    Frédéric Ohlen s’est inspiré de l’histoire d’Heinrich et Maria la sage-femme, ses propres ancêtres, mais Quintet reste avant tout un roman, un vrai roman d’aventures avec des histoires d’hommes et de femmes qui forment une trame qui se resserre par endroits pour se déchirer à d’autres. Et sur cette toile, où les motifs se font tantôt lumineux, colorés, oniriques, tantôt très sombres et torturés, Quintetdonne la part belle à la magie, au mystère, aux sagesses ancestrales et à cette intelligence du cœur qui transcende toute culture, tout particulièrement à travers la magnifique figure de Fidély.

    « Depuis toujours, ma lignée rêve. Elle va dans le rêve du monde, se glisse dans le flux, l’accompagne, le garde, le nourrit, l’anticipe, pour que nuit après nuit, le Dormeur puisse continuer à rêver de la Terre et du ciel. »

    Fidély non plus n’est pas de cette terre, c’est une « Tête-pointue », comme ses ancêtres à qui l’on façonnait la tête en fuseau dès la naissance ; s’il est là, c’est à cause d’une guerre, il y a longtemps. « Une de plus. » Tous les humains ont ça en commun : la guerre…. Et les siens l’avaient livré à leur ennemi, sur une autre île. Pas comme otage non, mais comme fils adoptif pour mettre fin à la guerre. La paix est essentielle pour que le rêve de la terre puisse se poursuivre. Mais la violence est revenue le chercher, à bord desBlackbirders.

    Il serait dommage de trop en révéler et il est, à vrai dire, impossible de résumer ce livre, tellement il est dense, parfois même difficile de ne pas s’y perdre, mais Frédéric Ohlen est avant tout un poète et c’est ce qui donne à ce Quintet ce souffle si puissant et sa beauté, à la mesure de cet hommage que l’auteur voulait rendre à ce qui est aussi sa propre terre. Cette terre aux antipodes que l’on dit être un bout de France et que l’on connaît pourtant si peu. Quintet est un hommage à tous ceux qui l’ont aimée et respectée, qui l’aiment et la respectent encore. Une terre  métissée qui jamais cependant ne doit perdre ses racines et son identité kanak afin que le rêve de la terre puisse se poursuivre.

    Cathy Garcia

     

    ohlen.jpgÉcrivain, poète, éditeur, enseignant, Frédéric Ohlen est né en 1959 à Nouméa. Il vit ses premières années dans la ferme de son grand-père. Il y apprendra l’amour des mots et du monde. La poésie est au cœur de son itinéraire : l’enfance, la mort, les îles, elle noue avec le monde de l’intime et celui de la Terre, des terres, un lien quasi viscéral. Président de la Maison du Livre de la Nouvelle-Calédonie, fondateur des éditions L’Herbier de Feu, Frédéric Ohlen a une très riche bibliographie en plus de la poésie, qui va du roman au récit de vie, en passant par l’anthologie poétique ou l’album jeunesse. La revue Nouveaux délits a eu le plaisir de l’accueillir à deux reprises, dans ses numéros 32 et 45. Quintet n’est pas vraiment son premier roman, mais c’est le premier à avoir été publié en métropole, il a été suivi en 2016 par Les Mains d’Isis toujours dans la collection Continents Noirs, chez Gallimard.

     

     

     

     

     

     

  • La nuit des béguines d’Aline Kiner

    éditions Liana Levi, 24 août 2017

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    Dans le quartier du Marais à Paris, encore parsemé de quelques rares vestiges de l’enceinte médiévale du XIIe siècle, on trouve une rue nommée Ave-Maria, mais au XIVe siècle, cette rue s’appelait la rue des Béguines. Aline Kiner y a remonté le temps sur les traces infimes d’un clos disparu et quasi oublié, le grand béguinage royal de Paris, fondé par et sous la protection de Saint-Louis.

     

    « En ce lieu, et dans les quartiers alentours, ont vécu durant près d’un siècle des femmes remarquables. Inclassables, insaisissables, elles refusaient le mariage comme le cloître. Elles priaient, travaillaient, étudiaient, circulaient dans la cité à leur guise, voyageaient et recevaient des amis, disposaient de leurs biens, pouvaient les transmettre à leurs sœurs. Indépendantes et libres. »

     

    Les béguines ne prononcent pas de vœux et n'avaient donc pas à répondre de leurs actes devant une autorité ecclésiastique.

     

    Le roman commence en 1310 et couvre une période de cinq ans. Il commence exactement le 1er juin 1310, le jour où fut brûlée Marguerite Porète, la béguine errante, poétesse, mystique, esprit fin et libre, originaire de la région de Valenciennes, auteur de deux livres en langue d’oïl dont Le miroir des âmes simples et anéanties. Ce livre a déjà subi un autodafé des années auparavant sur la grande place de Valenciennes, mais une copie demeure entre les mains d’un vieux franciscain très proche de Marguerite. Cette dernière, qui ne reniera jamais sa pensée et ses écrits, est la première femme à monter sur le bûcher, Place de Grève.

     

    Philippe le Bel, petit-fils de Saint-Louis, est un roi de plus en plus rigide et fanatique, il presse le pape Clément V de se joindre à sa chasse aux hérétiques, tels les Vaudois ou les membres du Libre-Esprit, chasse qui était peut peut-être aussi (et surtout) une bonne façon de se débarrasser définitivement des Templiers et de saisir leurs biens pour renflouer les caisses du royaume. Ces derniers subissent un véritable acharnement et seront exterminés jusqu’au dernier avec pour inquisiteur, un dominicain, Guillaume de Paris. Les procès s’enchaînent, toutes sortes d’aveux jusqu’aux plus invraisemblables sont soutirés par la « mise à la question » et l’étau se resserre imperceptiblement mais sûrement sur les béguines.

     

    L’auteur nous plonge dans le quotidien en cette période très troublée, de quelques-unes des centaines de béguines de Paris, avec un souci du détail qui donne à voir et à sentir littéralement la vie, les couleurs et les odeurs de la fourmillante cité médiévale. Non seulement à l’intérieur du clos mais aussi dans les autres quartiers et leurs labyrinthes de ruelles.

     

    Dans celui des tisserands, Jeanne de Faut a monté sa propre activité, une maison de la soie, rue Troussevache. Un atelier de confection avec échoppe et plusieurs autres échoppes encore qui permettent à de nombreuses femmes de travailler et de conserver leur indépendance. Certaines béguines vivent à l’intérieur du béguinage, soit en commun, soit en petit logis indépendant, d’autres vivent à l’extérieur, chacune fait comme bon lui semble, mais que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du clos, leur appartenance à la communauté leur assure à la fois indépendance et protection et elles échappent à toute domination masculine. L’appui du roi leur est cependant essentiel, sans quoi leur statut peu conventionnel ne manquerait pas d’éveiller toute sorte de suspicions.

     

    Aline Kiner nous fait partager de façon très réaliste, très vivante, ces existences de femmes à part, précurseuses méconnues des féministes, bénéficiant d’une liberté peu commune pour l’époque et pour les siècles qui suivront, des femmes célibataires ou veuves, qui s’entraident les unes les autres, avec leurs désirs, leurs douleurs, chacune portant son histoire, son passé, ses cicatrices. Les connaissances des béguines sont souvent étendues et précieuses.

     

    Ysabel est une femme robuste originaire du Berry, déjà d’un certain âge, elle est herboriste et avait tout appris de Leonor, sa grand-mère, une noble dame qui ne pouvait s’afficher guérisseuse, ni apothicaire parce que femme. Ysabel riche de son savoir, travaille dans les jardins, s’occupe d’aller cueillir les simples et officie à l’hôpital du béguinage où elle soigne les malades, très nombreux à la mauvaise saison. Les hivers sont de plus en plus rudes et la proximité de la Seine apporte beaucoup d’humidité et d’insalubrité à la cité médiévale déjà pleine de miasmes.

     

    Ade, une belle veuve lettrée aspire à la solitude, vivant en retrait de la communauté dans un des logis indépendants, elle y enseigne cependant la lecture et l’écriture. Maheut la rousse débarque un matin à l’aube à la porte du béguinage, en piteux état. Nul ne sait qu’elle est d’une lignée noble et fuit un mariage forcé, elle-même ne sait pas encore qu’elle en porte le fruit. Un certain Humbert, franciscain, est à sa recherche, il faudra la cacher hors du béguinage.

     

    Les saisons passent et l’atmosphère est de plus en plus lourde, oppressante, les derniers Templiers sont exécutés, le sort des béguines est suspendu au concile de Vienne.

     

    « — Ils nous tirent vers la noirceur. (…) La nuit des béguines va tomber. »

     

    Aline Kiner nous décrit donc les derniers années du béguinage de Paris, dans un roman minutieusement et passionnément documenté, un bel hommage intemporel aussi à cette communauté dont la mémoire a été injustement effacée, alors qu’elle a pourtant su traverser les siècles jusqu’à nos jours dans les Flandres, là où tout avait commencé et où une Bulle papale l’a protégée tant et si bien que la dernière des béguines s’est éteinte à Courtrai en 2013. Elle avait 92 ans, elle s’appelait Marcella Pattyn.

     

    Une lecture conseillée en complément de La nuit des béguines, le très beau roman du québécois Jean Bédard : Marguerite Porète – L’inspiration de Maître Eckart (vlb éditeur, 2012)*.

     

     

    Cathy Garcia Canalès

     

     

    v_auteur_196.jpgAline Kiner est née en Moselle et vit à Paris. Elle est rédactrice en chef des hors-séries du magazine Sciences et Avenir. Passionnée par l’histoire, et en particulier le Moyen Âge, elle publie en 2004 aux Presses de la Renaissance La Cathédrale, livre de pierre. Aux éditions Liana Levi, elle est l’auteur de deux autres romans : Le Jeu du pendu (2011) et La Vie sur le fil (2014).

     

     

     

     

  • Le Grand Jeu de Cécile Minard

    Rivages poche, janvier 2019

     

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    220 pages, 7,80 €

     

    Un roman surprenant, vraiment rafraîchissant, qui se laisse boire avec une certaine jubilation et qui, plus encore, contient en lui-même une profondeur de réflexion — des pistes, pas de réponses, seulement des pistes — et une énergie communicative qui fait fourmiller les racines de l’être.

    Une jeune femme dont on ne connaîtra pas l’identité, ni rien de son existence antérieure — ou à peine quelques flashs — si ce n’est qu'elle est bien décidée à s’en couper, tout comme elle va se couper du monde et de toute relation humaine, pour s’isoler dans un coin de montagne, une sorte de cirque naturel qui sent bon le Pliocène, un îlot de deux cents hectares de roche, de bois et de prés au cœur d’un massif montagneux de vingt-trois kilomètres carrés, qu'elle a acheté et équipé de façon très technique. Plusieurs modules y ont été héliportés : un « tonneau » d’habitation high-tech « à demi-appuyé à demi-suspendu à un éperon granitique », plus bas des sanitaires et un abri jardin, réserve et outillage, le tout bien réfléchi, hyper organisé. « Une belle planque ». Grâce à un équipement et un entraînement survivaliste de pointe adaptés à la vie en altitude en toutes saisons — matériel d’escalade, de pêche, de chasse, d’agriculture, une autonomie énergétique, suffisamment de réserves, etc. , la jeune femme prend possession de son territoire et se met à l’explorer peu à peu tout en organisant méticuleusement sa nouvelle existence pour ne pas être prise au dépourvu. Le seul élément du passé qu’elle a apporté avec elle et qui n’a rien avoir avec les bases de la survie, c’est un violoncelle.

    Ce roman, ce sont les cahiers qu'elle remplit, son journal de bord. On pense évidemment au Walden de Thoreau. Un Thoreau version 3.0. La narratrice emploie un langage très technique, scientifique même, ce n’est pas ici un retour à la nature façon hippie, mais une immersion totale dans la solitude et une confrontation avec les limites du corps et de l’esprit. La nature — puissante, exigeante — est perçue comme une source de défi autant que d’enseignement et d’émerveillements. Pour quelqu'un qui, semble-t-il, ne manquait de rien sur le plan matériel, ce choix de vie est donc absolument un choix et un choix absolu.

    « Les conditions idéales sont-elles celles auxquelles on ne peut pas échapper, celles qui nous obligent ? »

    Cet isolement total n’est pas seulement un challenge que cette jeune femme s’est lancé à elle-même, mais une nécessité qui se questionne dans ce tête-à-tête avec soi-même et une nature libre, sauvage, un monde qui n’est pas fait pour les humains « Ce monde n’est pas fait pour nous, et c’est un immense soulagement : on peut donc y vivre — si on y parvient. »

    La narratrice est une personne déterminée qui peut sembler, au premier abord, être faite d’un seul bloc, même si elle laisse transparaître au fur et à mesure de son récit une problématique, liée peut-être à la violence, ou à la peur de la violence humaine, de la contrainte imposée par l’autre plutôt que par soi-même :  « L’autorité : le grand jeu de l’humanité ? ».  

    « J’étais détachée, en plein entraînement général, je n’avais plus à redouter de croiser quotidiennement un envieux, un ingrat, un imbécile. »

    Entraînée donc et préparée à toutes sortes d’éventualités, la jeune survivaliste n’avait cependant pas prévu qu'une créature autre qu'animale puisse partager son territoire. Une créature des plus improbables qui pourrait bien devenir son maître, dans le sens initiatique du terme et c’est ainsi que le Grand Jeu va prendre une dimension philosophique très imbibée de taoïsme, qui amène peu à peu la narratrice à passer de sa volonté de maîtrise sur les éléments extérieurs à un lâcher-prise total, condition ultime pour accéder à une réelle maîtrise, celle à laquelle elle aspirait réellement : la maîtrise intérieure. L’équilibre est au centre de ce roman et l’équilibre naît d’un mouvement perpétuel entre les polarités, sagesse et ivresse marchent sur le même fil.

    Ce serait dommage d’en révéler plus. À vous maintenant, lectrices, lecteurs, d’être curieux.

     

    Cathy Garcia Canalès

     

     

     

    minard_celine-c-lea_crespi.jpgCéline Minard est née à Rouen en 1969 ; après des études de philosophie, elle se consacre à l’écriture. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages : Le Dernier Monde (2007), Bastard Battle (2009) et Olimpia (2010), So Long Luise (2011), Faillir être flingué (2013, prix livre Inter), Le grand jeu (2016), Bacchantes (2019).

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Le Chemin des âmes de Joseph Boyden

     

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    (titre original : Three-day road, 2004), Albin Michel 2006. 475 pages.

     

    Je viens de terminer ce livre inoubliable, dont la fin m’a fait pleurer. Un hymne tordu de douleur, mais puissant, à la vie arrachée aux champs de mort. Un chant de mort aussi et un chant de guérison. J'y ai appris encore des choses sur cette première guerre mondiale et notamment sur les soldats amérindiens qui y ont pris part. Ici, ce sont deux amis d‘enfance de la nation Cree. En cherchant un peu plus sur le sujet suite à cette lecture inspirée de faits bien réels, j'ai appris, sans surprise hélas, la façon dont ces recrues (comme les autres minorités) ont été traitées, avant, pendant, après...  Mais entre les hommes jetés dans cette grande boucherie, les soldats de base rampant, pataugeant et crevant dans la même soupe de boue et de sang, il n'y avait plus beaucoup de différences. Les deux jeunes Cree vont se distinguer sur le terrain par leurs qualités de chasseurs mais ils en paieront le prix fort : quelque chose les sépare et cette séparation va peu à peu se transformer en gouffre. L’un, abandonné par sa mère qui avait sombré dans l’alcoolisme, avait été sauvé du pensionnat tenu par de rudes religieuses, missionnées pour bouter le païen hors de ces corps de sauvageons, par sa tante, une des rares Cree à perpétuer la vie d’avant à l’écart de la ville et des wemistikochiw et qui l’a pris avec elle au fond des bois, pour lui enseigner tous les savoirs et traditions de son peuple, celles du monde visible mais aussi du monde invisible, elle qui était une des dernières chasseuse de wendigos. L’autre, orphelin, a passé trop d’années dans ce pensionnat, avant que la tante de son ami d’enfance, ne vienne lui aussi le chercher. Le Chemin des âmes force une réflexion sur l'humain dans l’enfer de la guerre, le meurtre autorisé, les limites (y en a t-il ?), mais aussi sur les conséquences de la colonisation et de l’acculturation, leur violence et heureusement il y a cette sagesse ancestrale, qui malgré tout, palpite encore, resurgit quand on la croit disparue à jamais sous la pression de la culture qui se voulait et se veut encore dominante et qui a envoyé des milliers d’hommes colonisés finir en morceaux de viande faisandée au fond d’une tranchée, dans des pays qui leur étaient totalement étrangers. Un livre qui m’a vraiment bouleversée.

     

    Joseph Boyden, né en 1966, est canadien avec des racines amérindiennes, écossaises, irlandaises. Le chemin des âmes est son premier roman. D’autres ont paru depuis, le dernier : Dans le grand cercle du monde, 2015.

     

    En savoir plus sur l'auteur :

    https://www.etonnants-voyageurs.com/spip.php?article2344

     

     

     

  • Tout est provisoire même le titre de Mix ô ma prose

    Cactus Inébranlable, coll. Les p’tits cactus #49, 2019

    CVT_Tout-est-provisoire-meme-ce-titre_3525.jpg

    80 pages, 9 €.

     

    « Être fier d’aller de l’avant,

    Debout sur un tapis roulant »

     

    En voilà un drôle de zèbre (clin d’œil à ceux qui se reconnaîtront) ce Mix ô ma prose ! Son Tout est provisoire même le titre est un vrai festin, un concentré de nourriture aussi délicieuse que corrosive, le lecteur n’en fera cependant pas indigestion car le plat est drôlement bien équilibré. Avec intelligence, justesse, une lucidité à vif et une ironie salvatrice, l’auteur qui n’aime pas signer de son nom, pose des pensées qui claquent, des mots kits de survie dans un monde carré à sens unique où l’impératif d’avoir, de réussir, mentir, gonfler, tricher, paraître mieux pour gagner du creux, assomment toute tentative de réelle humanité.

     

    « Je voulais être,

    Je me suis fait avoir. »

     

    Et savoir exprimer l’essentiel en deux phrases, c’est un art.

     

    « Entre moi et le bleu du ciel,

    Le langage institutionnel. »

     

    Tout est provisoire même le titre est une sorte de pense pas bête libert’air qui sans se prendre au sérieux, ni donner de leçons à personne, creuse des issues de secours vers des cieux plus sauvages, plus authentiques, vers la liberté d’être soi envers et avec tout en échappant aux injonctions de l’artifice.

     

    « Connaissant la musique,

    Je reste hors de portée. »

     

    « De nos jours,

    Réfléchir,

    C’est refléter

    Ce qui est proposé. »

     

    « La nature enfin dominée,

    Belle et triste comme un herbier. »

     

    « Tout est cher,

    Même la réalité a augmenté. »

     

    « C’est vous qui composez votre menu,

    Et c’est comme cela qu’ils nous ont eus. »

     

    « Avoir un cœur de pierre

    Pour faire carrière. »

     

    Mais l’auteur, s’il pense que son nom n’a pas d’importance, ne se cache pas tant que ça : maniant l’humour sans céder à la facilité, il s’expose au contraire, se dénude, dans sa fragilité, son handicap à la normalité et ses « rêves savonnettes ».

     

    « Si je devais résumer ma vie :

    Tant pis ! »

     

    « J’ai pris de la mort avec sursis. »

     

    « Avec la société d’aujourd’hui,

    J’ai des rapports non consentis. »

     

    « Ma vie parmi les hommes :

    Syndrome de Stockholm. »

     

    « Pas évident,

    quand nos centres d’intérêt

    Sont à la marge. »

     

    « Mes utopies

    Sur un bûcher

    Sont accusées

    De sorcellerie. »

     

    « Depuis le temps que la lutte est finale... »

     

    « Je me suis coupé de la société

    Et la plaie ne s’est jamais refermée. »

     

    Si vains les efforts pour « en être ».

     

    « L’ego gonflé à bloc

    Pour aller en soirée

    Tenter de s’éclater. »

     

    « Toujours à fond,

    Mais en surface. »

     

    « Merde, le fond de ma pensée est percé ! »

     

    « Miroir, miroir, mon beau miroir,

    Suis-je le plus rebelle ? »

     

    « Suis-je négatif parce que j’ai refusé

    d’être un cliché ? »

     

    « Je reste à l’écart

    Et il se creuse. »

     

    Comme il le dit lui-même, Mix ô ma prose fait

    « de la poésie

    Par souci d’intégrité

    Car c’est bien connu,

    Elle ne se vend pas. »

     

    « Pour être précis,

    La formule exacte est :

    Poète autotorturé »

     

    Mais le poète a pris l’option linguistique pour mettre à jour nos tics de langage.

     

    « Ah des tics !

    J’ai eu peur, j’avais compris

    "d’éthique" ! »

     

    « J’ai beau lécher les vitrines,

    Aucune trace de cyprine. »

     

    « Et pour une fois

    Qu’il y a quelque chose de gratuit

    c’est la méchanceté »

     

    « Ainsi les publicités pourraient être

    mensongères ? »

     

    « Au lieu de la campagne

    C’est la ville qu’on devrait battre. »

     

    Il gratte le vernis qui recouvre nos mots pour nous faire entendre ce qui est vraiment dit :

     

    « Même pour la lecture,

    Ils nous ont foutu des grilles. »

     

    « Même le respect

    Il faut le forcer. »

     

    « Avec tous ces profils,

    On ne se regarde plus en face. »

     

    « Quand on aime, on ne compte pas

    Mais on se calcule. »

     

    « Les décisions sont si lourdes

    Qu’il nous faut un porte-parole. »

     

    « Je ne connais pas le prix de la vie,

    Mais il m’a tout l’air soldé ces temps-ci. »

     

    « On a plus de compassion pour les batteries ;

    Quand elles sont faibles, on les recharge. »

     

    « Sinon pour la prise de conscience,

    C’était le bon voltage ? »

     

    « Ne dites pas que l’on va droit dans le mur ;

    Faites comme tout le monde, dites futur. »

     

     

    Il dévoile l’absurde dont nos cécités quotidiennes camouflent l’évidence.

     

    « À part l’épargne,

    Y’a quoi comme plan ? »

     

    « Rien ne marche,

    Tout fonctionne. »

     

     

    « Même nos codes se barrent. »

     

    « Le plus inquiétant

    C’est que tout soit normal. »

     

    « Tellement intégré

    Que j’ai disparu. »

     

     

    « Il y a un scénario à la base

    Ou c’est improvisé ? »

     

     

    « Putain les gens,

    Merde, quoi !

    Ça se voit !!! »

     

     

    Tout est provisoire même le titre est un petit shoot qui devrait être remboursé par la Sécu :

     

    « Bien sûr que l’on a progressé ;

    Au départ, il y avait un point

    Et on a une ligne à l’arrivée. »

     

    « Franchement, Dieu n’est pas si con

    Aucune enquête de satisfaction. »

     

     

    Petite mais efficace piqûre de rappel pour temps sombre : tant qu’il y a de l’humour, il y a encore une chance pour qu’il y ait de la vie, de la vraie, vivante, impertinente qui se glisse en douce sous des plumes de poètes, là où elle sait qu’elle sera respectée, protégée.

     

     

    Cathy Garcia

     

     

     

    mix-o-ma-prose-par-morgan-prudhomme.jpgDerrière Mix ô ma prose se cache donc Olivier Boyron, un Viennois d’origine qui a eu le privilège de grandir dans la « vallée de la mort ». Malgré un cadre apaisant et propice au recueillement, il peine à s’adapter au monde qui l’encercle. Pour lui, le chaos n’est déjà plus une théorie mais une réalité dont il dépassera la friction au travers de nombreuses expériences : écriture, dessins, peintures, théâtre de rue… Mix ô ma prose, lui, naît en 2002 d’une rencontre avec le slam dont il devient un des pionniers en Rhône-Alpes avec La Section lyonnaise des Amasseurs de Mots et Les Polysémiques, association qu’il fonde à la même période. En 2006 il co-fonde La Tribut du Verbe, une compagnie de slam poésie qui propose toujours spectacles et performances. En 2016, Les Polysémiques rajoutent une branche éditions à leurs activités, il en devient le responsable d’éditions. Malgré tout, toujours mal à l’aise avec les conventions, il stoppera net sa déjà courte bio.

     

     

     

  • El Ninõ de Hollywood de Óscar & Juan José Martínez

     

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    traduit de l’Espagnol (Salvador) par René Solis, Métailié, février 2020

     

     

     

    « Je voudrais pouvoir revenir en arrière, et pas aller avec la Mara…

    Aux mioches, moi je leur dis, ne le faites pas, disait El Niño. »

     

    Miguel Ángel Tobar, celui qui fut d’abord El Payaso, Le Clown, puis El Niño de Hollywood, du nom de la branche de la Mara Salvatrucha 13 à laquelle il appartenait, les Hollywood Locos, dont il fut l’un des plus redoutables sicario, avant de devenir un misérable témoin protégé de l’État salvadorien, après avoir dénoncé un bon nombre de mareros, dont son pandillero, son chef, Chepe Furia. Chepe Furia, de son vrai nom José Antonio Terán, avait été dans les années 70, un policier de l’ultra brutale police d’État, la Garde Nationale de sinistre mémoire où il était alors connu sous le nom d’El Veneno, le Poison, ce n’est que bien plus tard qu’il reviendra au Salvador, sous le nom de Chepe Furia, membre de la Mara Salvatrucha 13.

     

    José Antonio Terán avait fui le pays, sa guerre intestine et ses propres exactions. Dans les années 70, il y avait eu une fuite en masse des Salvadoriens vers le sud de la Californie, puis ces derniers — dont bon nombre avaient rejoint les gangs — furent expulsés sous le gouvernement de Reagan. Des centaines de membres de la Mara Salvatrucha 13 (la  MS-13), qui en 1992 était le gang le plus puissant de Californie et du Barrio 18 qui lui s’était rallié au système des gangs sureños, principalement d’origine mexicaine, comme l’indique le chiffre 18, contrairement à la MS-13. Les deux gangs étaient ennemis et se disputaient des territoires. Les Salvadoriens n’ayant connu que l’ultra-violence dans leur propre pays, dressés tout jeunes à tuer, n’avaient respecté aucune règle des autres gangs des ghettos californiens à leur arrivée. Sales, adeptes des drogues et de l’alcool, tous vêtus de noir avec les cheveux longs, jeunes fans absolus et très perturbés de heavy metal aux pratiques macabres, la MS-13 s’était vite fait une réputation avant de s’organiser en gang plus conforme niveau look à l’image des autres gangs californiens, mais avec toujours une longueur d’avance sur leur capacité de violence pure.

     

    Une fois de retour au Salvador, les deux gangs ennemis se sont donc reformés. La MS-13, avec ses différentes branches, a alors conforté et prouvé sa réputation de gang du XXIe siècle le plus violent au monde, aussi bien vis-à-vis de l’extérieur qu’à l’intérieur même de celui-ci. C’est le seul a être sur la liste noire du département du Trésor des États-Unis, ses membres qualifiés d’animaux par Trump, « ce président ignorant (….) et non d’animaux humains créés par d’autres humains ».

     

    El Niño de Hollywood n’a jamais mis les pieds aux États-Unis, encore moins à Hollywood, mais il fait partie de ses enfants perdus, issus de familles totalement éclatées, dans un pays ravagé par des décennies de guerre et qui n’ont déjà connu que la violence et la misère.

     

    Ainsi, en un peu plus de trois cents pages, parfois très dures, le lecteur pourra comprendre ce qui a bien pu faire de ce tout petit pays d’Amérique centrale, le pays le plus meurtrier du monde avec un taux d’homicides absolument dément. Il faut pour cela remonter au XIXe siècle, à l’époque où des propriétaires terriens faisaient fortune avec l’indigo et avaient pour cela relégué les populations indiennes sur les terres non exploitables à flanc de montagnes.

     

    Mais comme souvent l’injustice et l’atrocité furent rentables : « Les riches sont devenus très riches dans les décennies qui ont suivi 1932. Les pauvres, eux, ne pouvaient être plus pauvres. »

     

    Mais ces pauvres soutenus par les idéaux marxistes s’organisent dans les années 70, le pays entre alors dans l’une des dictatures les plus sadiques d’Amérique centrale, composée de militaires putschistes d’extrême-droite avec comme d’habitude la participation de la CIA, le but étant comme toujours de protéger les possessions et privilèges de la classe dominante. La guérilla est forte et brutale elle aussi, nourrie de plus d’un siècle d’injustices sans réparation. Dans un pays composé alors « à plus de 60 % par des enfants, le résultat était prévisible. Des milliers de mineurs de moins de 15 ans ont été recrutés des deux côtés. (…) Le Salvador, un pays vingt fois plus petit que la Californie, s’est lancé avec ses armées adolescentes dans l’abîme dont il devait ressortir en 1992 avec pour bilan plus de soixante-quinze mille morts et une immense quantité de personnes déplacées. »

     

    Voilà le terreau de tant de morts déjà décomposés, dans lequel les gangs made in USA viendront semer leurs graines assassines.

     

    Qui dit guerre, dit ennemi, la nécessité d’avoir un ennemi à combattre, « l’envie irrépressible de détester quelqu’un sans motif idéologique a été fondamentale dans la construction du Salvador ». La minorité possédante demeurant, quoiqu’il arrive, intouchable, on entre donc dans la logique des clans, où la raison de vivre est la mort de l’autre. Quand les membres des gangs comme Chepe Furia et bien d’autres, dont certains étaient partis trop jeunes pour connaître leur pays, sont expulsés de Californie vers la fin des années 90, une certaine aura les entoure aux yeux de la jeunesse qui a grandi dans la misère au Salvador dans un environnement très rural.

     

    « Les États-Unis vomissaient.

    Sans comprendre ce qu’ils faisaient.

    La migration est un cercle.

    Des recruteurs pour tout le Salvador.

    Des recruteurs d’enfants perdus pour tout le Salvador.

    Des chefs de clans pour tout le Salvador.

    Un pays en reconstruction.

    Un  pays en ruines.»

     

    Quand la découverte inopinée, à Londres, du premier colorant de synthèse, bleu donc, fait chuter brutalement la demande et le cours de l’indigo, l’élite des propriétaires terriens à l’initiative du président alors en place, Gerardo Barrios, va se reconvertir très vite dans le café et pour cela elle a besoin des terres en pente qu’elle avait laissées aux Indiens, mais aussi de leurs mains pour récolter. Le traitement qui est infligé alors à cette main d’œuvre, déjà humiliée par le régime colonial espagnol,  est tel que cette population dont la colère et la frustration a atteint un point de non retour, n’ayant rien de plus à perdre, commence à se rebeller au début des années 30, ce qui entraînera aussitôt une répression féroce, la Matanza : en 1932, « au moins quinze mille personnes, des hommes jeunes dans leur majorité, ont été assassinées dans la région occidentale du Salvador en quelques mois (…) et une bien plus grande quantité encore a été exécutée durant le reste de l’année. Aucun de ces morts n’a été enregistré dans les registres d’homicides. »

     

     

    Roque Dalton, poète salvadorien membre de l’organisation insurgée Armée révolutionnaire du peuple dans les années 1970, qui sera assassiné sur ordre des dirigeants de cette même organisation pour insoumission, écrivit à ce sujet :

     

    « Nous sommes tous nés à demi morts en 1932

    Nous survivons à demi vivants

    Et chacun de nous porte une dette de trente mille morts bien entiers

    Dont les intérêts ne cessent de gonfler

    Et qui aujourd’hui suffit pour enduire de mort ceux qui continuent

    À naître

    À demi morts

    À demi vivants

    Nous sommes tous nés à demi morts en 1932

    Être Salvadorien c’est être à demi mort

    Ce qui bout

    C’est la moitié de la vie qu’on nous a laissée… 

    Un pays qui n’avait pas le temps pour les enfants perdus.

    La guerre expulsée des rues de Californie aux rues du Salvador.

    Une guerre s’achevait. Une autre commençait. »

     

    Il fut très facile pour Chepe Furia, auréolé de son parcours de « combattant » et fort de son expérience d’ex-policier de la Garde Nationale, de manipuler ces « enfants de personne »,  les enfants de la guerre.  « Enfants de familles dysfonctionnelles fabriquées avec des restes d’autres familles », leur seule consigne : survivre. « Beaucoup d’entre eux faisaient face aux déceptions de la vie de la même façon que leurs pères, à grandes rasades d’alcool de canne, le guaro. ». Illettrés, misérables, déjà confrontés à la violence, ils étaient d’autant plus manipulables qu’ils étaient mus par un désir de valorisation, de reconnaissance et notamment de la part d’un père souvent inexistant ou minable comme celui d’El Niño, alcoolique lui-même victime de son propre tragique destin, qui vendait sa fille de 15 ans à son contremaître.

    C’est le 24 décembre 1994 exactement, que Miguel Ángel Tobas, celui qui deviendra El Niño de Hollywood, né en 1981 dans une plantation de café, a pour la première fois, tenté de tuer un homme : le contremaître qui violait sa sœur. Une première tentative ratée à coups de gourdin et de pierres,  « grosses comme les pierres qu’un enfant de 11 ans mal nourri peut soulever », l’enfant déçu de lui-même avait toutefois emporté un révolver .38, qu’il avait trouvé à la ceinture de cet homme.

     

    Cette reconnaissance, les enfants de personne achetés par quelques bouteilles d’alcool par Chepe Furia, l’obtiendront ou croiront l’obtenir au prix du sang.

     

    « Le secret, c’est que leur rêve n’est pas de devenir riche, mais d’être quelqu’un. Quelqu’un de différent de ce qu’ils étaient, (…) le rebut. »

     

    Ils devront prouver leur allégeance totale à la Hollywood Locos Salvatrucha en assassinant violemment d’autres gamins absolument semblables à eux, dans une guerre contre cet ennemi déclaré, ceux de l’autre gang, avec bon nombre de victimes collatérales, mais aussi une guerre à l’intérieur même du gang contre les tièdes, les faibles et les traîtres, qui seront cruellement éliminés. Ainsi El Payaso, s’auto-nommera El Niño de Hollywood, — il a autour de 16 ans — par un meurtre particulièrement atroce car il ne s’agit pas seulement de tuer, mais aussi d’écrire avec le corps des victimes, celui-ci devenant un support pour transmettre un message qui doit faire horreur.

     

    « Difficile d’arrêter une horde de chevaux emballés. Surtout si personne ne cherche à les arrêter. Surtout si quelqu’un les suit en les excitant. La haine qui s’est mise à rouler au Salvador a trouvé une interminable pente descendante. Elle roule toute seule. La première impulsion a suffi. La mort a donné du sens à toutes ces vies. »

    Et à celle d’El Niño de Hollywood, devenu sicaire reconnu comme l’un des plus redoutables et le plus sanguinaire du gang des Hollywood Locos de la MS-13, dont il deviendra cependant lui aussi un traître et ne connaîtra plus jamais le repos, pas même après sa mort.

     

    La boucle est bouclée, l’ultra-violence au Salvador est le mode de vie psychopathe de toute une partie de la jeunesse la plus pauvre. Les gangs, « une mafia, oui, mais toujours une mafia de pauvres. ».

     

    « Tuer, haïr celui qui, sans te connaître, te tue, te hait », avec toute une mythologie, une mystique presque du meurtre, avec la Bête qui réclame sa part de sang. « Notre Bête à nous, elle est noire, c’est un cheval noir qui a le pouvoir, d’après l’Apocalypse, d’enlever la paix sur la terre. C’est une Bête de couleur noire avec une épée pointue. » 

     

    « Chepe Furia était intelligent pour créer des symboles, pour revêtir de transcendance ce qui n’était qu’un bain de sang contre des jeunes gens ».

     

     

    On ne lit pas ce type de livre pour se divertir, à moins d’être soi-même un gros malade, non, on le lit pour comprendre comment cette violence est possible, comment des enfants de 10, 12 ans peuvent commettre des crimes aussi abominables, et devenir vers 16, 18 ans des tueurs déjà professionnels et à moitié, si ce n’est complètement, fous. On lit pour comprendre quel est le mécanisme à l’œuvre, pour comprendre comment tout cela a pu commencer et comme trop souvent, on trouvera à l’origine une élite possédante qui opprime, exploite et accule des populations à des situations d’injustice et de misère extrêmes et dans une spirale infernale, des décennies plus tard, toute une partie de la jeunesse d’un pays se retrouve pourrie jusqu’aux os, tellement qu’il n’est plus possible de distinguer les victimes des bourreaux.

     

    Si les deux frères, auteurs de cet ouvrage magistral dans lequel la réalité pulvérise la fiction et qui ont réalisé là un travail de journalisme d’investigation courageux et réussi, s’intéressent de si près à El Niño de Hollywood qu’ils ont interviewé pendant des centaines d’heures, c’est bien parce que comme il le lui ont dit : « malheureusement, nous croyons que ton histoire est plus importante que ta vie… ».

     

    On lit pour entrevoir l’humain derrière le monstre, pour nous rassurer nous-mêmes sans doute et il se trouve que l’humain est bien là, pris dans cette logique implacable qui le dépasse. Une multitude de fils de vies microscopiques qui se trouvent piégés ensemble dans la même trame, la toile souillée d’un sang qui n’en finit plus de couler.

     

    « Au fil des mois et des années nous avons pu nous rendre compte que la vie de cet homme était conditionnée par des processus globaux, par des histoires à l’échelle mondiale dont il ignorait tout. Nous avons découvert que le pouvoir de décision, ce qu’on peut appeler la possibilité d’agir, a toujours était limité, toujours étroitement lié à des mécanismes lointains conçus par de hauts fonctionnaires aux États-Unis et au Salvador durant tout le XXe siècle. »

    Personne ne voudrait être Miguel Ángel Tobar. « À présent il n’est plus que terre et racine. De l’engrais pour ce coin pourri du monde », laissant derrière lui, une très, trop jeune maman d’à peine 18 ans et leurs deux petites filles. Quelle histoire, quelle légende cette dernière leur racontera-t-elle à propos de leur père ?

     

    Cathy Garcia

     

    Oscar MARTÍNEZ est un journaliste d'investigation et écrivain salvadorien qui travaille pour elfaro.net, journal en ligne spécialisé sur les sujets de violence, migration et crime organisé. Il a remporté de nombreux prix tout au long de sa carrière, notamment le prix Fernando Benítez de journalisme, le Prix des droits de l'homme et le Prix international de la liberté de presse.

     

    Juan José MARTÍNEZ est un anthropologue né au Salvador en 1986. Il étudie les gangs et la violence depuis 2008 et a collaboré avec diverses institutions telles que l'Unicef, Action on Armed Violence et l'American University.

     

     

     

  • Dé-camper de Florentine Rey

     

     

    Gros Textes éd.2018

     

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    50 pages, 9 €.

     

     

     

    Avant que ne meure le temps d’aimer, comme le chante Barbara, avant de repeindre ou de redécorer, elle s’est désencombrée de tout ce qu’elle savait ne pas être elle pour tenter d’aller se trouver ailleurs. Seule.

     

    « Elle se croit sans colère.

    Rupture facile, pardon, grandeur d’âme ; elle flaire le mensonge, les bobards de la marchande de chimères, le cœur protégé par des ruses de sioux.

    Sa colère c’est à elle qu’elle l’adresse.

    Son cerveau cède le contrôle à des forces anciennes.

     

    (…)

     

    Son projet : mettre l’essentiel dans une valise et partir le plus loin de la ville, du béton, du plastique, des corps à la mode. »

     

    Elle décampe donc pour aller camper seule dans le sud de la France. Une grande voiture, une tente, un carnet, un crayon. « Une assiette, un bol et trois couverts suffiront. » Une nouvelle tête :

     

    « La crête c’est marrant, typé, mais pas joli. » Dixit sa mère.

    « Toute la violence qu’elle essaie de contenir, elle la porte sur sa tête.

    La coupe WOODY : une coupe de piqueuse de bois vert. »

     

    WOODY à qui le PIVORE viendra tenir compagnie, le pic-vert vorace qui dévore les mots bavards, Maître PIVORE, le juge qui rendra son verdict : coupable de rien du tout, on remballe, on retourne sur la plage, écrivez, circulez.

     

    Trouver ce qu’elle est hors des clichés. Femme ?

     

    « Elle a une jupe dans la tête et les réflexes qui vont avec. Dans ses plis logent des chuchotements de nonnes, des histoires de sorcières, de la rage, de l’enfoui qui fait gonfler les jambes. »

     

    Nomade.

    Le mot la réconforte : perspective d’une identité la moins définie possible. »

     

    Avec Dé-camper, Florentine Rey nous entraîne dans un inner-trip, avec des images, des mots bien à elle, une autodérision qui ne cache pas l’émotion à vif, la névrose, jouer avec les mots jusqu’à trouver la clé de l’énigme de soi, du mal-être. La quête d’une identité qui ne trahirait pas l’être dans sa réalité profonde, abyssale, mais comment émerger de cette mer en soi et affronter le large au-dehors peuplé d’Autres avec qui le contact s’avère difficile, compliqué. Malaise de l’incommunicabilité. Ne pas se noyer : ni hors de soi, ni en soi, sans pour autant chercher à se gaver pour contrer la peur, masquer la faim. Mâcher du chewing-gum, avaler du vide, mais mâcher quand même, mâcher jusqu’à plus de mâchoire, mâcher jusqu’à disparition. Jusqu’à l’apparition de Madame COUJOU, qui boursoufle, grosses joues, gros cou, qui gonfle.

     

    « Elle élève la mâche au rang de drogue » mais « La mâche est toxique, ça devient dangereux. »

     

    « Si elle reste bouche vide ?

    Boucherie dans la bouche ? »

     

    Camper, écrit-elle, c’est rétrécir l’habitation et retrouver de l’espace à l’intérieur de soi pour penser, créer.

     

    « Ce qu’elle veut ?

    Une vraie place dans le monde. »

     

    Assumer la sensibilité et la déployer, la dire, se dire sans retenue, faire une force de ce que le monde lui renvoie comme étant un handicap : elle veut être encore plus sensible, sentir plus fort, en faire quelque chose.

     

    « Elle dévoilera la planque du chasseur au chevreuil et fera témoigner les poules qui vivent à quinze sur un mètre carré de paille. Elle rencontrera des cochons qui souhaitent qu’on ferme leurs yeux avant qu’ils ne meurent. Les asticots lui montreront comment manger les morts. »

     

    Décamper est le journal d’un accouchement d’un soi intégral, l’écriture sert de balancier entre le dehors et le dedans, le trop et le pas assez, tenter le pont de mots pour toucher l’autre sans se mettre en danger, sans creuser plus encore les blessures, celles qui lui donnent envie de se dissoudre, « de débarrasser son corps de tous ses organes, le remplir de sel et l’offrir à la mer ». L’écriture permet de toucher du mot les plaies, leur donner des coups de langue.

     

    Femme-poisson, elle habite un château de sable. (…) Personne ne sait qu’elle creuse au centre du château. Un jour, elle coupera sa queue en deux pour se fabriquer des jambes et fuira par le fond du puits.

     

    Dé-camper un recueil qui dit le pas pareil, la non-évidence de l’être au monde, la quête, la peur, le courage d’aller à sa propre source. Ce n’est pas un recueil de poésie, c’est de la poésie qui sourd d’un recueil au fur et à mesure que la source est désobstruée, c’est fort, c’est fragile, intime et bouleversant.

     

    Cathy Garcia

     

     

     

    rey 2.jpgFlorentine Rey est écrivain, poète et performeuse. Elle est née à Saint-Étienne en 1975. Des études de piano intensives affinent sa sensibilité, lui apprennent l’exigence mais l’isolent. Une année d’hypokhâgne lui fait rencontrer la philosophie. Elle entre ensuite à l’École Nationale Supérieure d’Arts de Paris-Cergy. À la fin de ses études, elle crée une structure de production artistique où se croisent l’art et la technologie. Six ans plus tard, la nécessité d’écrire et de créer la rattrape. Elle se consacre aujourd’hui à l’écriture et à la performance. Son travail interroge notamment le corps et le féminin. Son site :  https://florentine-rey.fr/

     

     

     

  • Radicelles de Murièle Modély, photographies couleurs de Vincent Motard-Avargues

     

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    préface de Dominique Boudou – éd. Tarmac, 2019. 40 pages, 18 €.

     

    Murièle Modély a trop de talent pour être éditée, je ne me l’explique pas autrement, aussi quand enfin un de ses recueils voit le jour sur papier, c’est vraiment une grande joie que de tenir l’objet où l’écriture devient matière. Et pour une écriture aussi dense, un bel écrin s’impose.

     

    Après la revue Nouveaux Délits qui avait publié « Feu de tout bois », premier opus de sa collection Délits buissonniers, c’est de nouveau un revuiste qui tend la main à la talentueuse poète : Jean-Claude Goiri qui publie la revue FPM et a créé aussi les éditions Tarmac.

     

    Radicelles est un duo, un vis-à-vis où la voix de la poète vient se frotter aux photographies couleurs de Vincent Motard-Avargue tandis que ces dernières entrent en résonance avec cette langue organique et accrocheuse.

     

    On retrouve dans ce recueil, une thématique qui est précieuse à Murièle Modély, quasi obsessionnelle : l’île laissée derrière où sont plantées bien profond des racines lourdes de sang.

     

    « Il te semble entendre encore

    dans le sifflement du vent la déchirure de ton écorce »

     

    L’île, sa langue, son histoire, ses chaînes, sa douleur, ses débordements….

     

    « parl franssé ti fille/parl françé/parl franssais

    ou la bo ékri com ou veu

    tout’zafér la lé roug’, i rempli out tét

    tout’marmaille la lé roug’

    kan zot i aval, kan ou aval

    la mor la mer ek zot doulér »

     

    Français, créole, créole, français, les langues emmaillées tissent cette toile qui semble vouée à se défaire encore et encore.

     

    « on te dit choisis

    choisis ton camp, ta frontière, ton pays

    raye tout le reste, choisis

    pas de place pour à moitié, à demi, choisis

    gratte, arrache, la chair, la peau

    il ne restera plus qu’un peu de rouille sur la photo »

     

    Le poème devient la seule embouchure par où peut s’écouler le bruyant silence imposé, poème, corps, peau, papier.

     

    « tu n’en finis pas de danser

    sur la table

    de jouer du charbon

    de noircir

    écrire, ékrir

     

    (…)

    et des flots de salive qui ramènent dans la montée

    du poème

    ek in pé do sel sur la langue, le soleil »

     

    Nostalgie d’un temps ensoleillé donc où tout coulait de source, sans déchirure :

     

    « quand tu étais enfant, le bonheur était simple

    il tenait dans le creux de tes paumes

    s’écoulait jusqu’à tes dents de lait

    le bonheur mordait tes boucles

    mangeait ton cerveau nu

    puis tu as grandi : tes dents sont tombées

    la sagesse a poussé comme un buis

    a figé son basalte dans ton verre

    a fait taire le volcan et ta lave en fusion »

     

    La mémoire cependant est un creuset où plusieurs générations laissent leurs traces, même infimes, même invisibles, elles demeurent.

     

    « tu ne te souviens pas du mythe initial

    qui te raconte

    combien grinçaient les chaînes dans l’air pesant du soir

    combien le ciel, la terre et la mer étaient noirs

    (…)

    la sueur mangeait leurs yeux

    la moiteur dévorait leur langue

    ils n’avaient pas d’histoires »

     

    Le poème vient colmater les abimes, combattre l’oubli. Et nous lecteurs, gardons en refermant le livre comme la sensation en bouche de ces :

     

    « vers roses

    gras, lourds

    au parfum de coriandre »

     

    et cette main de feu dans les entrailles qui touille ensemble jouissance et douleur.

     

    Cathy Garcia

     

    murièle.jpgMurièle Modély est née à Saint-Denis (île de la Réunion) et vit aujourd’hui à Toulouse. Elle participe à des revues papier ou numérique et a publié quelques recueils : Penser maillée (2012), Je te vois (2014) et Tu écris des poèmes (2017) aux éditions du Cygne, Rester debout au milieu du trottoir, éditions Contre-Ciel (2014), Sur la table, éditions numériques Qazaq (2016), et Feu de tout bois, Délit buissonnier n°1, tiré à part de la revue Nouveaux Délits en juillet 2016.

     

     

     

     

  • L’anarchie ou le chaos de Philippe Godard

     

    La Résonance du numéro 64 :

     

    illustrations de Vincent Odin

    Le Calicot éd., décembre 2018

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    220 pages, 10 euros.

     

      

     

    « l’édification d’une société d’êtres libres ne peut être que l’effet

    de leur libre évolution » Errico Malatesta (1853-1932)

     

     

    Voici un ouvrage qui amène un peu d’air frais dans le grand marécage idéologique de ce début du XXIe siècle, un air qui souffle librement sur les grandes questions contemporaines. Sont-ce vraiment des questions ? Dans la mesure où toute réponse ne visant pas à perpétuer le système tel qu’il est a peu de chances de trouver un espace officiellement autorisé d’expression, on peut s’interroger, alors disons donc : les grands problèmes contemporains. Il n’en manque pas. Le titre peut sembler ironique, tellement dans l’esprit commun anarchie et chaos semblent synonymes, mais le chaos, le grand désordre, n’est-ce pas ce que l’on vit déjà ? Cet ouvrage va donc à l’encontre des préjugés et des idées toutes faites sur un courant qui est au fond peu connu, parce qu’il est justement relégué systématiquement à la marge avec des idées et opinions tout aussi systématiquement cataloguées comme dangereuses. Pratique, pour ne pas prendre le risque qu’elles soient diffusées et donc entendues, qu’elles puissent ouvrir des brèches dans les couloirs de la pensée obligatoire. Qui dit anarchiste dit de nombreux courants, pour commencer, car il n’est pas question pour un anarchiste de se laisser enfermer dans une case, y compris celle de l’anarchie. Le point commun à tous ces courants donc, différents de par leurs orientations, leurs choix sur la mise en pratique, mais qui se rassemblent sur une vision sans compromis de l’autonomie de tout être humain, c’est le mouvement, la proposition, la créativité.

     

    « Que pensent les anarchistes des grands défis contemporains ? Nous n’en savons rien car peu de médias importants relaient leurs idées, qui sont le plus souvent considérées comme des vieilleries utopiques ou le fruit de dérèglements cérébraux. Le monde n’a guère évolué depuis ce jour de 1892, lorsque des médecins ouvrirent la boîte crânienne de Ravachol après son exécution pour prouver que son cerveau était anormal... »

     

    Cet ouvrage fait le tour de pas mal de ces défis et questions essentielles et offre des points de vue anarchistes donc, en évoquant et citant pas mal de figures et penseurs d’hier et d’aujourd’hui : Bakounine, Proudhon, Malatesta, Max Stirner, Emma Goldman, Kropotkine, Élisée Reclus, David Graeber, Marius Jacob, Louise Michel, Sébastien Faure, Alexandre Grothendieck, Pénélope Nin, Albert Thierry… avec un bon condensé de l’historique du mouvement, une réflexion solide et le tout non sans humour, grâce aux savoureux dessins de Vincent Odin.

     

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    Des points de vue qui peuvent apparaître radicaux, utopistes, mais si on y réfléchit bien, si on secoue un peu le formatage des esprits, ces idées sont peut-être surtout sensées, justes, évidentes, urgentes même, car contrairement à ce que l’on cherche à nous faire croire, à se faire croire, il n’y a pas qu’un seul futur possible.

    Ces idées utopistes font du bien et on sait que l’expérience de la Catalogne en 1936, même si elle fut trop brève et tragique, a été une mise en application concrète et réussie des visions anarchistes. Comme l’a dit en 1974, Noam Chomsky, cette expérience fut « un témoignage éloquent de la capacité des pauvres gens de s’organiser, de s’administrer sans coercition, ni contrôle. » 

     

    Et c’est peut-être bien justement parce que cela fonctionne que les systèmes en place font tout pour dénigrer cette pensée. Quoi de plus dangereux pour un pouvoir que la preuve de son inutilité, de son illégitimité ? Quoi de plus dangereux que des êtres libres et autonomes qui peuvent prouver que non seulement un pouvoir est inutile mais qu’il est aussi néfaste et à l’origine des problèmes qu’il prétend régler, problèmes dont la récurrence lui permet en réalité de se consolider et se perpétuer ?

     

    L’anarchie ou le chaos donne de la nourriture pour une réflexion vraiment libre et indépendante, ouvre plus largement des pistes considérées comme marginales en vue d’un mieux vivre ensemble.

     

    Bakounine disait, lors d’une tournée de conférences en 1871 :

     

    « Le droit à la liberté, sans les moyens de la réaliser, n’est qu’un fantôme. Et nous aimons trop la liberté pour nous contenter de son fantôme. Nous en voulons la réalité. Mais qu’est-ce qui constitue le fond réel et la condition positive de la liberté ? C’est le développement intégral et la pleine jouissance de toutes les facultés corporelles, intellectuelles et morales pour chacun. C’est par conséquent tous les moyens matériels nécessaires à l’existence humaine de chacun ; c’est ensuite l’éducation et l’instruction. Un homme qui meurt d’inanition, qui se trouve écrasé par la misère, qui se meurt chaque jour de froid et de faim, et qui, en voyant souffrir tous ceux qu’il aime, ne peut venir à leur aide, n’est pas un homme libre, c’est un esclave. Un homme condamné à rester toute sa vie un être brutal, faute d’éducation humaine, un homme privé d’instruction, un ignorant, est nécessairement un esclave. Et s’il exerce des droits politiques, vous pouvez être sûrs que, d’une manière ou d’une autre, il les exercera toujours contre lui-même, au profit de ses exploiteurs, de ses maîtres. […] Quant à nous, qui ne voulons ni fantômes, ni néant, mais la réalité humaine vivante, nous reconnaissons que l’homme ne peut se sentir libre et se savoir libre — et par conséquent ne peut réaliser sa liberté — qu’au milieu des hommes. Pour être libre, j’ai besoin de me voir entouré, et reconnu comme tel, par des hommes libres. Je ne suis libre que lorsque ma personnalité se réfléchissant, comme dans autant de miroirs, dans la conscience également libre de tous les hommes qui m’entourent, me revient renforcée par la reconnaissance de tout le monde. La liberté de tous, loin d’être une limite de la mienne, comme le prétendent les individualistes, en est au contraire la confirmation, la réalisation et l’extension infinie. Vouloir la liberté et la dignité humaine de tous les hommes, voir et sentir ma liberté confirmée, sanctionnée, infiniment étendue par l’assentiment de tout le monde, voilà le bonheur, le  paradis humain sur terre. »

     

    Philippe Godard prend un par un tous les sujets cruciaux : la liberté bien-sûr, condition première d’un être épanoui et donc bon pour lui-même et pour les autres car, écrit-il, « la liberté n’est pas la possibilité de faire n’importe quoi, d’oppresser, de réduire en esclavage. Rendre dépendant qui que ce soit, ce n’est pas nous rendre libre : c’est nous rendre exploiteur, et, donc, sortir de la condition libre qui est celle de l’humanité, pour entrer dans une autre sphère, celle du pouvoir. À l’inverse, échanger avec des êtres libres, travailler, jouer ou cultiver un champ, tisser des liens d’amitié ou d’amour avec des personnes libres, sans la moindre contrainte, est la plus intense réalisation de soi. Lorsque nous éprouvons que nous sommes semblables les uns les autres, que, toutes et tous, nous sommes libres, alors, notre association n’en est que plus forte, plus enthousiasmante. »

     

    La philosophie anarchiste est une des seules à souligner, faisait remarquer Emma Goldman (1869-1940), que l’évolution humaine, son bien-être physique, ses qualités latentes et ses dispositions innées doivent seuls déterminer la nature et les conditions du travail d’un homme.

     

    La question du pouvoir, radicalement remis en cause par la pensée anarchiste, est bien évidement abordée, ainsi que celle du vote et, par extension, ce que nous appelons démocratie (ou démocrature ?). Et puis encore : l’individu, le collectif et le penser collectif, l’argent et son corollaire, la consommation : « De nos jours […] : un billet de 20 euros n’indique pas qu’il correspond à la moindre contre-valeur en or ; il n’a de valeur que si le système perdure et s’il se trouve des commerçants pour l’accepter. […] Ce système mourrait si nous pouvions vérifier simultanément tous les comptes : aussitôt, les créanciers s’apercevraient qu’ils ne peuvent pas être tous remboursés, et le système s’effondrerait. »

     

    Il y est inévitablement aussi question de la violence et de la non-violence et Philippe Godard démontre, et ce n’est pas un détail, que l’usage de la violence n’a jamais obtenu l’adhésion de l’ensemble des anarchistes et « dès la période de propagande par le fait, dans les années 1890, le doute s’était installé […] à propos de l’utilité politique de la violence » et en 1920, Errico Malatesta demandait d’y réfléchir :

     

    « Nous ne devons pas oublier que la violence, malheureusement nécessaire  pour résister à la violence, ne sert à édifier rien de bon, qu’elle est l’ennemie naturelle de la liberté, l’accoucheuse de la tyrannie, et que par conséquent elle doit être contenue dans les limites les plus strictes de la nécessité. […] La révolution est utile et nécessaire pour abattre la violence des gouvernants et des privilégiés, mais l’édification d’une société d’êtres libres ne peut être que l’effet de leur libre évolution. »

     

    « La violence, reprend l’auteur, n’est en effet pas la voie stratégique que suivent la majorité des anarchistes. La violence "révolutionnaire" et la violence d’État sont plutôt "les deux mâchoires d’un même piège à cons", selon les deux derniers mots du héros anarchiste du film Nada (Claude Chabrol, 1974) ».

     

    L’écologie, l’éducation — essentielle l’éducation : former les esprits, et non les déformer —, les frontières que les anarchistes refusent, la science, la folie, la notion d’illégalité seront également abordées ainsi qu’une position des plus intéressantes — et qui mériterait qu’on s’y attarde plus que jamais aujourd’hui où l’on ne peut que constater les conséquences désastreuse de la course à la réussite — : le refus de parvenir.

     

    « Ce système nous a proposé jusqu’à maintenant d’accumuler, de vivre à fond dans l’avoir. Et il a acheté notre complicité, alors que des êtres humains n’avaient même pas la possibilité de vivre décemment. Cette misère s’étend à tout être vivant. La terreur d’État, l’asservissement industriel, l’abêtissement capitaliste et la misère sociale nous frappent toutes et tous. Insidieusement et continuellement, ces forces néfastes divisent notre être intime. Une partie de nous se voit subrepticement contrainte à être le bourreau de notre autre moi, celui qui rêve, sait et veut que ce monde ne soit pas celui-là. Combien d’entre les citoyens tentent difficilement de défaire la nuit ou pendant leur maigre temps libre ce dont ils ont été complices chaque jour travaillé ? » C’est ce qu’on peut lire dans un manifeste anarchiste dans les années 2008-2009 pendant la crise des subprimes.

     

    Philippe Godard, lui, écrit :

     

    « La coopération, la réflexion sur ce que nous produisons et ce que nous consommons, sont une part essentielle de l’utopie anarchiste, une utopie pas si irréaliste que cela si nous pensons à toutes les tentatives actuelles pour consommer autrement, consommer moins, beaucoup moins, de façon écologique et respectueuse du travail des autres. »

     

    L’anarchie ou le chaos est un ouvrage riche, dense et salutaire, nourriture saine pour l’esprit, manuel de  secours pour temps agités et dont on pourrait tirer encore un grand nombre de citations, mais laissons le dernier mot à Élisée Reclus, géographe anarchiste, qui écrivait en 1866 :

     

    « Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont déjà fait disparaître tant de civilisations successives, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitaient la terre nourricière. Ils abattaient les forêts, laissaient tarir les sources et déborder les fleuves, détérioraient les climats, entouraient les cités de zones marécageuses et pestilentielles ; puis, quand la nature, profanée par eux, leur était devenue hostile, ils la prenaient en haine, et, ne pouvant se retremper comme le sauvage dans la vie des forêts, ils se laissaient de plus en plus abrutir par le despotisme des prêtres et des rois. »

     

    Alors, l’anarchie ou le chaos ?

     

    Cathy Garcia

     

     

     

    lecrivain-philippe-godard-evoque-la-liberte-dexpression_1.jpgÉcrivain prolixe et directeur de collection, Philippe Godard a beaucoup voyagé, notamment en Amérique latine et en Inde. Il a étudié des langues dites « orientales » (chinois, bengali, hindi, haoussa, amharique, quechua) et est devenu claviste, puis correcteur. Puis encore rewriter, et enfin auteur de notices pour l’encyclopédie Hachette multimédia durant sept ans. 

    Sentant venir la fin de cette encyclopédie (et aussi la fin de l’idée même d’une encyclopédie telle que pensée par les Lumières), il a proposé une première collection de documentaires jeunesse chez Autrement : « Junior Histoire », dont les premiers titres sont parus en 2001, et qui en compte désormais vingt-cinq. 

    Il a ensuite lancé d’autres collections : « Les Insoumis » chez un petit éditeur strasbourgeois (qui a disparu), « Enfants d’ailleurs » chez La Martinière (13 titres parus depuis 2005, la plupart traduits et publiés aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne), et il a repris la collection « J’accuse », chez Syros. 

    Il a aussi publié plusieurs essais politiques, dont un avec Henri Lefebvre sur le terrorisme en 1990, puis Contre le travail des enfants (Desmaret, Strasbourg, 2001) et Contre le travail (Homnisphères, 2005) et Au travail les enfants ! (Homnisphères, 2007).


    Il a publié de nombreux articles politiques, notamment dans la revue italienne Libertaria, intervient en milieu scolaire, fait des conférences sur des sujets sensibles. Il a fourni durant trois ans l’épicerie Fauchon en citrouilles, et a travaillé avec sa compagne à la fourniture en légumes d’un restaurant deux étoiles durant cinq ans.

     

    Depuis 2011, il donne des cours sur la pédagogie à de futurs travailleurs sociaux, éducatrices et éducateurs de jeunes enfants, éducateurs et éducatrices spécialisé.e.s.). Ce travail pédagogique s'inscrit en continuité de son travail éditorial, et c'est ainsi qu’il a publié, en 2017, Croire ou pas aux complots ?, qui est un véritable livre-outil, au service non seulement des jeunes mais aussi des éducateurs, spécialisés ou issus de l'Éducation nationale (aux éditions du Calicot).


    Philippe Godard vit, écrit et travaille dans le Jura. 

     

     

     

  • Douces et reconnaissantes pensées pour Jean-Pierre Hanniet

     

    C'est en recevant le dernier numéro des Adex, ce journal poético-artistique du Pays de Valois dont il était avec son épouse fondateur, que j'apprends un peu tard que tous deux sont partis à quatre mois d'intervalle : Carole Harding-Hanniet en octobre 2018 et Jean-Pierre, le 8 février dernier. Je savais pour ce dernier que la santé était devenue fragile mais il y a pourtant des personnes qui sont tellement vivantes, qui mettent tellement en valeur ce mot 'vie", qu'on ne pense pas que cela puisse s'arrêter un jour. Jean-Pierre avec qui j'ai eu l'occasion d'échanger suffisamment pour voir en lui un grand homme, était un fervent soutien de ma revue Nouveaux Délits et de mon écriture par ailleurs, un soutien fidèle et discret. Nul doute que son voyage continue et que sa bonté continue à œuvrer, car rien ne se perd, tout se transforme et j'aime à croire que le meilleur de nous-mêmes est justement notre part d'immortalité.

    Merci Jean-Pierre de tout cœur !

     

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    Jean-Pierre HANNIET, né en 1937, élève de l’Ecole Normale d’Instituteurs de Beauvais, fera sa carrière d’instit dans le Valois. Il y animera diverses associations culturelles, une revue de poésie “Banderille” avant de se consacrer à une vie politique militante. Elu Conseiller général de l’Oise en 1970, il exercera des fonctions électives diverses vingt cinq ans durant et initiera des ouvrages scolaires consacrés à l’éducation civique, publiés chez Bordas. Il fonde en 1995 Les Adex.

    Collections Tempoèmes :
    « Les poélitiques » – © Les Adex 2006
    « Sillages » – © Les Adex 2003
    « De haut et de travers » – © Les Adex 1997
    « Au fil de mes temps » – © Les Adex 1997

    Collections Graphipoèmes :
    « Couleur Safran » — Les Adex 2008
    « Paroles Bleues » — Les Adex 2001
    « Saisons de platanes II » — Les Adex 2001
    « Saisons de platanes » — Les Adex 1999 (épuisé)

    Associé à Lucas-Faytre dans la séries Les carnets qui rêvent : « Nus à la Grande Chaumière » – © ADAGP 2012

    http://www.lesadex.com/

     

     

     

  • Ne tournez pas la page de Seray Şahiner

     

    traduit du turc par Ali Terzioğlu & Jocelyne Burkmann

    Belleville éditions, 13 avril 2018

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    160 pages, 17 €.

     

     

    Voilà un vrai livre coup de poing et une voix qui va forcément marquer la littérature contemporaine turque. Dans ce roman noir et caustique qui démarre sur ces mots : « Elle fait le saut de la mort avec sa fille », l’héroïne de Seray Şahiner raconte sur un ton désabusé, faussement léger et avec un humour redoutable — celui des désespérés — l’enfer banalisé de son parcours de femme dans la ville d’Istanbul.

     

    Arrivée de la campagne avec sa famille qui l’exploite, violée par son patron qui la met enceinte, abusée par celui qu’elle pensait aimer, vendue par sa famille puis violée encore et tabassée quotidiennement par son riche, vieux et alcoolique mari, tel semble être le destin de Leyla Tasçı. 

    « Mon oncle m’avait prévenue : quand il ne s’avinait pas, mon mari était un homme bon. Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne l’ai jamais vu sobre… […] Le premier mois mon mari ne m’a pas battue. Ça doit être ce qu’on appelle la lune de miel. »

     

    Et « au-delà d’un certain point le dégoût se transforme en indifférence ».

     

    Telle est donc la vie de Leyla Tasçı à l’image de celle non fictionnelle de tant d’autres femmes, juste une vie ordinaire avec une violence ordinaire qui ne se cantonne pas à la société turque. Dans cette descente aux enfers que rien ne semble pouvoir arrêter, Leyla Tasçı va cependant puiser la force de relever la tête dans un ultime élan de survie, cette force des femmes à qui il reste une miette de dignité pour vouloir à tout prix éviter à leurs filles de subir ce qu’elles subissent. Il n’est pas tant question de courage que de vie ou de mort, quand le contexte familial, conjugal et culturel qui les opprime ne leur laisse plus d’autre choix que de tuer ou être tuée. Et Seray Şahiner, à travers son personnage inspiré par Fille de…, une nouvelle de Serap Uluyol, décrit admirablement le funeste et implacable engrenage qui peut réduire une femme à néant dans une société qui sait se faire sourde et aveugle au nom du mari, du patron et du père avec la complicité silencieuse et résignée de trop nombreuses mères.

     

    Le mécanisme de destruction est rendu ici à la perfection avec une crudité et un réalisme féroce. L’impertinence et l’éclatante liberté de ton que l’auteur prête à son personnage, donne à ce roman une dimension clairement engagée. Ne tournez pas la page — en écho, il semble que l’on pourrait entendre aussi : « ne tournez pas la tête » — est un roman de révolte, un roman qui dénonce, qui interpelle et qui ne peut laisser indifférent, il a clairement une vocation et quand on a tourné justement la dernière page, le mot féminisme a repris des couleurs et on repense à Rebecca West qui en 1913 écrivait : « Je n'ai jamais réussi à définir le féminisme, tout ce que je sais, c'est qu'on me traite de féministe chaque fois que mon comportement ne permet plus de me confondre avec un paillasson.»

     

    Cathy Garcia

     

     

     

    BAT-couverture-coiffure-seraysahiner.jpgSeray Şahiner est née à Bursa en 1984 et a grandi à Istanbul, où elle a fait des études de journalisme. Elle a collaboré à bon nombre de journaux et fanzines turcs, a été correspondante pour Marie-Claire et a également écrit des scripts pour la télévision. Ses romans ont attiré l’attention du public lors du Yasar Nabi Nayır Short Story Competition organisé par le Varlık literary magazine, grand magazine turc.

     

     

     

     

     

     

  • Zoartoïste (suivi de Contes Défaits en Forme de Liste de Courses) de Catherine Gil Alcala

     

    éditions La Maison Brûlée, 28 novembre 2016

     

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    Théâtre et poésie, théâtre poétique et poésie théâtrale, il faut ici lâcher la rive du connu. Certains renonceront de suite, d’autres oseront plonger au cœur du maelström. Ce n’est pas de lire qu’il s’agit ici, mais d’expérimenter un état de conscience éclatée, une transe, un démembrement de la raison, qui nous culbutent. Manipulant dans son grand chaudron — visions, rêves, mythes et symboles, qu’elle touille comme prise de démence —, Catherine Gil Alcala convoque la magie des mots pour pulvériser le réel et nous faire voir à travers le miroir ce qui est de l’ordre — ou plutôt du désordre — du grand chaos universel. Pythie au verbe noir et flamboyant, elle pousse les mots à leur paroxysme pour nous faire basculer de l’autre côté, du côté du grand rire salvateur, où rien n’est sérieux, tout est primordial. Et chaque scène se nomme d’ailleurs non pas scène, mais miroir.

     

    L’onde radiophonique qui traverse l’univers, Grand négateur limonade, Le Mort, Les fils de l’orage, Maman tintamarre, Samsara bondissant, Le jongleur dans l’horloge, Les mantras du vent, sont quelques-uns des personnages de ce théâtre fou. Fous comme peuvent l’être les Clowns sacrés. Et Zoartoïste au centre du théâtre déclare : « Les paroles innommables clouent des sortilèges dans le ciel. Des nations en marche me piétinent sur la pointe des pieds en remontant leur montre dans un battement de cœur synchronisé. (…) Je tourbillonne dans les vents qui font rouler la roue de toutes les vies… allant et venant du sentiment océanique à la déréliction du vieillard et du nouveau-né dans l’intimité glaciale de la mort… » Zoartoïste et on entend aussitôt zoo, art, taoïste, Zohar même mais aussi Artaud. « Zoartoïste… prononce une voix de noyé dans un rêve, c’est le nom d’une divinité animale du monde archaïque ou d’un démiurge industrieux dans la dent creuse d’une caverne tellurique. » Et Les Fils de l’Orage, quand ils s’adressent au Mort, lui disent : « L’écho du tonnerre retentit, les enfants jouent le rite tape-pierre de l’orage. La fin et le début du temps s’enroulent et se déroulent simultanément sur l’axe des pôles. Un sifflement sourd tout le jour t’enfonce sous la terre des ancêtres. (…) Une jouissance t’étrangle, la peur de ta propre annihilation, comme une amante jalouse, t’embrasse trop fort. »

     

    Le texte gicle comme un fruit mûr, parfois même au bord de la décomposition, riche de ses sucs, parfois poisseux et toujours enivrants, hallucinatoires.

    Quand La Femme déracinée parle, elle raconte : « Le soleil se lève sur la sidération du paysage dévasté, les rats et les goules aux dents longues accourent au dîner des cendres. (…) Je suis devenue une âme errante au corps de nuage, je rencontre tour à tour chacun des esprits qui zozotent en dansant sur le fil de la nuit, mes amis sont les oiseaux-mouches et tous les êtres minuscules. »

     

    Et la Tête coupée révèle : « La plage blanche silencieuse de l’état mental parle à travers la bouche ouverte des poissons… quelque chose a été oublié au fond de la mer pendant la traversée des morts… » L’Agonisant lui a jeté les clés de sa maison dans le puits et a mis ses lunettes noires pour aller se promener tout le long de la nuit. L’Onde Radiophonique qui traverse l’univers dit qu’il est possédé et que « mille minutes saoules tournent à l’envers ». Baron Kriminel bat les cartes et les vévés coulent des doigts des esprits. Celui qui en sait un peu sur le vaudou reconnaîtra sans doute le Baron Samedi avec son chapeau haut de forme. Et d’ailleurs, Catherine Gil Alcala n’est-elle pas un peu possédée aussi par toutes ces voix, qu’elle convoque d’un tour de plume ? « Nuage cheval, ton galop glisse, icône hallucinée… »

     

    Lecteur, pour lire ce livre, mieux vaut déposer, en entrant, ta raison dans la benne aux encombrants. La comédienne-poète-chamane t’invite dans un grand jeu sacré. Rite des morts et des renaissances, Le Jeu de l’Univers.

     

    Cathy Garcia

     

     

    IMG_6401_redim500.jpgCatherine Gil Alcala est auteure, metteur en scène, performeuse. Elle a longtemps navigué entre la poésie, le théâtre, la musique, les arts plastiques... Expérimenter en toute liberté pour traduire le langage de l'inconscient, de la folie... qui sont ses thèmes de prédilection. Deux créations en 2000 sur des trames oniriques dans un théâtre essentiellement d'images : Coquillage, en écoutant son sang couler dans son corps à la galerie Les Filles du Calvaire et au Lavoir Moderne Parisien, et Zoartoïste à la galerie Eof. Puis elle collabore avec Ioan Marinel, musicien tzigane, sur des improvisations et des musiques traditionnelles, et sur des créations de théâtre musical : Je, soussigné, doute... sur des textes d'Adolf Wolflï et De l'éternité et du temps, entremêlant des textes de Plotin en grec ancien et des glossolalies. Depuis quelques années elle privilégie l'écriture. Notamment, elle écrit et met en scène son long poème érotique et surréaliste Maelström excrémentiel au théâtre Les Déchargeurs, puis au festival d'Avignon, et sa pièce sur la folie créative Lorsqu'un homme sait tout à coup quelque chose qu'il ne devrait pas savoir. James Joyce fuit au 59 Rivoli, dans le cadre des Nuits Blanches. Elle conçoit une expo-performance de poupées et de poèmes Doll'art ou les Épopées de Pimpesouée et des performances musicalo-poétiques avec ses aphorismes Les contes défaits en forme de liste de course, au Musée du Montparnasse et dans le cadre du Printemps des poètes.

    Elle écrit Une nouvelle ville, vie... dans le cadre du « Bocal Agité » à Gare au Théâtre. En 2015, elle publie aux Éditions de la Gare Une Nouvelle ville, vie... dans l'ouvrage collectif Bocal urbain / Vivre la ville demain, et aux Éditions La Maison brûlée : James Joyce Fuit... Lorsqu'un homme sait tout à coup quelque chose suivi de Les Bavardages sur la Muraille de Chine, en janvier 2016 : La Tragédie de l'Âne suivi de Les Farces Philosophiques, en novembre : Zoartoïste et autres textes, en juin 2017 : La Somnambule dans une Traînée de Soufre.

    http://www.lamaisonbrulee.fr/

     

     

     

     

     

  • Je danse encore après minuit de Florentine Rey

     

    Gros Textes, 2017

     

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    60 pages, 9 €

     

    La première fois que j’ai lu Florentine Rey, c’était dans la revue Traction Brabant et aussitôt son nom est resté. Elle m’avait envoyé des textes pour la mienne de revue, mais en début d’année mon ordinateur est mort en les emportant avec lui, aussi ce fut un vrai plaisir de recevoir un recueil entier de Florentine, publié par ce cher Yves Artufel et ses éditions Gros Textes.

     

    Florentine Rey est de ces magiciennes qui distillent en secret dans leur cuisine la poésie du quotidien, une bonne eau de vie qui vous arrache la gorge en passant, mais vous réchauffe le ventre. Pas besoin d’aller chercher on ne sait quels fruits rares ou épices coûteuses, tout est là sous la main, y’a qu’à faire avec, mais ce n’est pas si facile que ça de faire de la gnole buvable avec le gris des jours. Cela permet par contre, indubitablement, de danser encore après minuit, comme dit dans le titre du recueil avec un clin d’œil appuyé à Cendrillon. La nique aux douze coups, à ce qui veut nous enfoncer, nous maintenir dans les cases obligatoires et le poème d’ouverture a déjà tout dit :

     

    Il fait un petit peu froid

    on va

    un petit peu rentrer

    dans notre

    petite maison

    on fera

    un petit feu

    on préparera

    un petit repas

    on parlera

    de nos petits projets

    le mien

    c’est de tout faire péter.

     

    Voilà. Et les munitions, elles sont là, bien rangées dans un livre, mais méfiez-vous des poètes, surtout quand elles sont femmes et qu’elles viennent vous parler du « désordre ordinaire », vous canardent avec de l’énergie pure. « Ça sonne ! C’est l’heure ! Laisse-moi faire, je peux me démouler toute seule. »

     

    Ce qui caractérise ces héroïnes de l’ordinaire, c’est leur humour tout aussi féroce que leur lucidité.

    « La voie est libre, elles peuvent foncer, les chaussures, toutes dans la même direction, toutes dans le mur. »

    Le proverbe japonais qui dit « Sept fois à terre, huit fois debout » est fait pour elles. Fatigantes, amoureuses, désespérées, combattantes, bonnes comme la terre, vastes comme le cosmos, fragiles et redoutables, des femmes quoi ! « J’ai un cœur de bouchère qui rissole à chacun de coups de sang, un cœur femelle qui déverse son eau quand il fait trop d’excès puis réclame du sel pour refaire du sentiment ».

     

    Florentine Rey manie les mots comme des armes de vérité, renoue avec cette nature sauvage de la féminité, celle qui fascine tellement qu’on n'a eu de cesse de tenter de la dompter, la museler, la ferrer, elle renoue avec la femme d’avant son mythe, la vraie femme ordinaire : « D’ailleurs je vais me promener. Personne dans la forêt, personne sur le sentier, je peux sortir mon cul et pisser ».

     

    Une femme comme tout le monde, « énervée comme tout le monde, la gorge nouée comme tout le monde, réversible comme tout le monde, inquiète, en quête, en manque comme tout le monde, (…) n’a pas écouté où se trouve la sortie de secours comme tout le monde ». Une enfant aussi encore, grande, grande comme seuls savent l’être les enfants : « tu vas cesser de camper sur le rond-point des âmes errantes, tu vas vider la décharge des émotions usées, tu vas recolorer ton corps, tu vas tracter ta joie depuis les profondeurs, tu vas bouger ton cul et honorer la vie. »

     

    Une femme….. qui parfois se sent être « une chose venue d’un autre siècle : un mannequin sur une chauffeuse qui réclame une place en vitrine pour montrer ses dentelles, un tablier de ferme cousu de trop d’enfants, une aiguille qui défait les générations. »

     

    Une femme qui sait  « des femmes perdues dans un monde d’hommes » qui « traversent la vie à la nage en tenant d’un côté le réel, de l’autre la main de leurs enfants » et qui nous alerte. « Il manque la moitié du monde au monde, il manque des variations, des visions, il manque des yeux sans fards de temps en temps, des sentiments sans manipulation, des intuitions, (…) une petite marche pour se rehausser, se cambrer et crier : est-ce qu’on pourrait en placer une de temps en temps ? »

    Je danse après minuit est un condensé d’émotions non pasteurisées, des cycles d’émotions à boire cul sec,  des oh !, des bah… Le tricot des espoirs, le tricot désespoir, une maille à l’endroit, dix mailles à l’envers, des pépites de poésie plein les poches.

     

    « Réparation

     

    C’est pas la pomme que j’ai mangée, c’est le serpent. On peut être heureux maintenant ? »

     

    Et cette soif de vivre, immense soif de vivre vivante, « je veux la vérité,  je veux entendre une vraie chose, donne moi la météo ».

     

    Rire toujours, de soi, des autres, de tout, « on va se marrer jusqu’à la dernière flamme » et danser ! Danser même et surtout après minuit.

     

    Merci Florentine Rey.

     

    Cathy Garcia

     

     

    IMG_2389-bis-300x201.jpgFlorentine Rey est née en 1975, elle vit et travaille à Saint-Étienne. Des études de piano intensives (classe musicale à horaires aménagés) affinent sa sensibilité, lui apprennent l'exigence mais l'isole. Une année d'hypokhâgne lui fait rencontrer la philosophie. En 2000, elle obtient le diplôme des beaux arts et crée la même année une structure de production artistique où se croise l'art et la technologie. Six ans plus tard, installée au château d'Hérouville, dans le Val d’Oise, la nécessité d'écrire et de créer la rattrape. Le destin place alors Jacques Lanzmann et Yves Michalon sur son chemin. Dès l'annonce de la publication de son premier roman, elle quitte Paris toutes affaires cessantes et part sur les routes de France, inspirée, rêvant de pouvoir se consacrer un jour pleinement à son travail d’écriture qu’elle considère comme un travail d’invention, d’exploration et d’expérimentation, garant de sa liberté de penser.
    En complément de son travail d’écrivain, Florentine Rey a développé une pratique d’ateliers d’écriture, qu’elle mène dans le cadre de l’association Paragraphe, à Lyon et dans le cadre du programme SOPRANO Rhône-Alpes. Son site : https://florentine-rey.fr

     

    Bibliographie : Blandine-Marcel, Michalon, 2006 et Blandine-Marcel 2, Business Story, Michalon, 2007 ; Mon œil !, roman graphique, éditions des Ronds dans l'O, prix Olympe de Gouges, 2010 ; Bubon, éditions Gros Textes, 2016 et Je danse encore après minuit, poésie, éditions Gros Textes, 2017.

     

     

     

     

     

  • Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas d’Heptanes Fraxion

     

     

    postface de Grégoire Damon

    Ed. Cormor en nuptial, 2018

     

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    110 pages, 16 €.


    Il en a fallu du temps pour qu’enfin ce livre naisse, ce livre qui ne pouvait pas ne pas naître, quoique… Dans un monde à l’envers, quoi de plus normal, finalement, qu’un poète ne trouve pas d’éditeur — poète au sens le plus sincère et authentique du mot ? Un poète qui ne fait pas de concessions pour arrondir les arêtes, lisser les recoins, cacher les taches et la bouteille mais qui colle depuis des années des post-it de poésie partout où il passe. Une bave poétique qui fait scintiller les murs, les vitrines menteuses, les poteaux, les portes closes, les poubelles, les panneaux tristes. Heptanes Fraxion, nous sommes pourtant nombreux à le connaître, lui qui balance sur le net ses textes à qui veut et dont quelques revues de poésie pas trop connes ont su se faire l’écho. Mais les éditeurs ?!

    Ce livre devenait une nécessité et le voilà enfin ! Première publication d’une toute jeune édition belge lancée par Gaël Pietquin et il est beau ! Un bel objet à la hauteur de ce qu’il accueille : de purs morceaux de poésie pêchés à même le caniveau de la vie, de la poésie compulsive, boire, écrire, pisser, pleurer, jouir, échapper encore et toujours à ce qui nous broie, nous concasse en cube. Et sous ses airs de poésie qui n’en serait pas, non seulement elle vous saute à la gueule et vous saisit le cœur comme s’il était un steak, mais elle vous envoie un shoot de sagesse, de celle de ces moines qui se font passer pour des fous, des clochards, dotés de tous les vices. La vraie sagesse, celle qui ne s’affiche pas comme telle.

    Le titre se suffit à lui-même: Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas.

    Difficile cependant de tirer des citations de ce recueil, il faudrait tout citer ou rien, donc vous n’y couperez pas, il faut le lire et puis vu le temps qu’il a fallu pour qu’enfin il existe, à vous de le mériter un peu, de faire ce petit effort de rien du tout : être curieux des autres.

    Cela dit, s’il fallait définir l’auteur en une seule de ses propres phrases, ce serait celle-ci et elle nous définit tous, qui que nous soyons, quoi que nous en pensions : « le système est une erreur qui me transforme en anomalie ».

    Après ce sont juste de petites mais essentielles différences de conscience :

    historiquement personne ne sait grand-chose
    alors autant rester disponible au merveilleux


    Certains seront tentés de chercher des filiations à l’auteur, mais Heptanes Fraxion c’est du Heptanes Fraxion et vous ne le rentrerez dans aucune case, aucune famille, aucun style. Chez lui la poésie coule toute seule, même quand il pisse, se mouche ou éjacule et ça ne plaira pas à tout le monde et heureusement. C’est juste dommage pour ceux qui passeront à côté, ils rateront la chance d’avoir un petit post-it sur le cœur qui fera briller leurs yeux quelques secondes, le temps de VOIR, voir avec des yeux de voyant qui éclairent le monde et projettent leur propre lumière pour et sur les autres.

    Ces autres qui sont très importants dans la poésie d’Heptanes Fraxion, omniprésents ces autres, qui l’emmerdent, qu’il emmerde « mais avec une putain de tendresse ». Et oui c’est un tendre le poète, sa chair est tendre, son cœur est tendre, normal, comme tous les écorchés vifs, alors il faut bien un peu de poésie dure pour faire la carapace, mais c’est une bonne dope la poésie !

    douceur qui transperce
    douleur qui transporte
    livres qui consolent

    Celui-ci vous consolera soyez-en sûrs, ce sera un bon ami, de ces flacons de secours que l’on garde pas loin, pour pouvoir boire une gorgée ou deux dans les mauvaises descentes, les crashs sentimentaux, les coups de crasse, les coups de froid, les licenciements, les burn-out, le goudron des jours et tenir bon. Notez bien cette phrase, elle un a sens littéral : tenir bon.

    Et de la moindre goutte de lumière sur une joue, du moindre brin d’herbe, du moindre trou dans le grillage, savoir profiter.

    Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas
    Le soleil va vers le vide
    Je suis bien là


    Cathy Garcia

     


    IMG_20180306_215234.jpg« Poète obscur rasta chauve chien de métal parasite pédé Heptanes Fraxion fils d’une prostituée et d’un ecclésiastique vit à Toulouse où il ne s’occupe ni de ses enfants ni de ses deux chiens ».

    Son blog : http://heptanesfraxion.blogspot.com/
    Ses albums avec le musicien Jim Floyd : https://soundcloud.com/jim_floyd/albums

    La Maison (à compte d'éditeur) Cormor en nuptial, anagramme de « L'amen-corruption », publie essentiellement de la prose poétique, percutante, originale et sans tabou. Les auteurs qui la représentent sont des individus viandés, couillus-décousus, des crapauds, des crocs, des persécutés. Contact pour commander : cormorennuptial@gmail.com

     

     

     

     

     

     

     

  • Lame de fond de Marlène Tissot

     

    La Boucherie littéraire

    coll. Sur le billot, 2016, réimpression 2017

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    74 pages, 12 €.

     

    « Rien ne dure éternellement, mais tout continue à continuer »

     

    Lame de fond a quelque chose du carnet intime que l’on emporte partout avec soi pour y noter nos météos intérieures, sauf que dans Lame de fond, le besoin d’écrire est motivé par un évènement précis : la perte. La perte et l’absence définitive d’un être cher et ce besoin soudain, cette urgence de tout plaquer, pour aller le retrouver sur les lieux qui rallumeront la mémoire. Partir les mains vides avec cette part de soi plus ou moins enfouie que la douleur vient raviver.

    Ici l’être cher — mais l’auteur ne le dit pas, on le devine au fil des pages — c’est un grand-père, un grand-père vieux loup des mers adoré, un homme des grands espaces, un homme libre.

    « Avec toi, tout est permis. Avec toi, on chahute l’apparence des choses ordinaires, on colorie le monde. »

    Mais il ne s’agit surtout pas de rendre un hommage édulcoré au disparu.

    « Non, tu n’étais pas parfait. Mais c’est ainsi que je veux me rappeler de toi. Avec chacun des fils dont ta peau d’homme était tissée, les rêches comme les soyeux. »

    Et le lieu vers lequel le deuil renvoie l’auteur est un espace-temps, celui de Cancale en Bretagne et celui de l’enfance. Car avec les êtres chers qui nous quittent, ce sont comme des parts de nous qui s’en vont et que seule la mémoire peut convoquer. L’écriture sert alors de catalyseur et de fixateur.

    « Des détails en forme de graines semées dans le terreau de l’enfance. Giboulée de souvenirs. Tout cela me semble tellement loin et si présent pourtant. Comme un paysage miniature dans une boule à neige. »

    L’écriture de Marlène a toujours été juste, précise, percutante. Dans  Lame de fondelle se polit comme un galet roulé par la mer dans le sable. La douleur non seulement ramène à l’essentiel, mais dénude aussi ce qu’on pourrait appeler l’âme. Il est impossible de tricher avec la mort, elle met le doigt sur toute notre fragilité, met en relief tout ce qui est creux, vide et artificiel en nous et dans nos vies.

    « Quel contrat tacite nous oblige à penser en terme d’avenir professionnel, de confort matériel, en termes de consommation, de concurrence, d’efficacité, de sacrifices, en termes de famille à fonder, d’enfants à éduquer, de vacances à planifier ? Doit-on nécessairement être raisonnable, responsable, capable d’adapter sa ligne de conduite à la société, se fondre dans la masse ? (…) Est-ce qu’on se laisse décolorer l’âme sans même le remarquer ? »

    Dans toute famille, on peut espérer qu’il y ait au moins une personne qui nous transmette quelque chose qui a à voir avec l’essentiel, c’est le cadeau le plus précieux que l’on puisse faire à quelqu’un, c’est comme un nécessaire de survie. Le grand-père que Marlène évoque est de ceux-là, aussi son absence a la capacité de la rendre à elle-même avec une force et une acuité telle que la douleur de la perte devient une leçon de vie, intense.

    « Cours ma belle ! Nage dans le ciel. »

    La douleur anesthésie mais l’amour qui transcende la perte exacerbe au contraire tous nos sens, nous rend plus vivants que jamais. Et la mort du grand-père fait germer, dans le cœur de celle qui écrit, le noyau de l’enfance.

    « Je marche à reculons, à rebrousse-temps et j’ai enfin l’impression d’avancer dans la bonne direction. »

    Marlène nous offre un très beau livre, sensible, il ne peut laisser indifférent, il vient nous toucher, nous bouleverser, au plus secret de nous-mêmes, là où nous planquons nos plus grandes joies et nos plus grandes peines. Comme une lame de fond, il nous prend et nous retourne.

    « Je trinque à ton éternité en buvant l’horizon, d’un trait. »

    « Tu m’avais prévenue : “tout n’est que commencement.” »

     

    Cathy Garcia

     

     

    SDFS.jpgMarlène Tissot est venue au monde inopinément. A cherché un bon bout de temps avant de découvrir qu'il n'y avait pas de mode d'emploi. Sait dorénavant que c'est normal si elle n'y comprend rien à rien. Raconte des histoires depuis qu'elle a dix ans et demi et capture des images depuis qu'elle a eu de quoi s'acheter un appareil. Ne croit en rien, surtout pas en elle, mais sait mettre un pied devant l'autre et se brosser les dents. Écrira un jour l'odyssée du joueur de loto sur fond de crise monétaire (en trois mille vers) mais préfère pour l'instant se consacrer à des sujets un peu moins osés.

     

     

     

     

     

  • Ma Patagonie de Guénane

     

     

    La sirène étoilée, novembre 2017

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    47 pages, 12 €.

     

     

     

    « le bout du monde ressemble au début du monde »

     

    Ce recueil est un hommage, un magnifique et poignant hommage à une terre et à ses habitants disparus.

     

    « L’horizon   les dents du vent

    aimantent les solitaires

    les rêveurs de rupture

    ceux qui ne craignent de se rencontrer »

     

    C’est ainsi qu’il faut comprendre le « ma » devant Patagonie : non pas une appropriation conquérante des lieux, pas comme un adjectif possessif donc, mais comme la perception très personnelle de l’auteur au-delà de ce qui se donne à voir aujourd’hui.

     

    Devant l’immensité des paysages, la puissance de leur mémoire et leur beauté qui raconte ce qui fut, elle s’incline avec humilité et une grande sensibilité.

     

    « savoir se taire quand on écrit »

     

    Ce n’est pas le premier recueil de Guénane qui évoque la Patagonie, mais ici elle s’attache avec les maigres outils du poète — « en poésie aucun mot n’est cloué/ il n’a aucune prise » — à rendre âme et justice aux premiers habitants de ces terres :

     

    « Indiens Tehuelche

    nomades aux empreintes géantes

    onze mille ans de présence

     

    (…)

    civilisation Évangiles tourments

    hommes blancs qu’ils voyaient roses

    les Yámana s’éteignirent en 15 ans

     

    (…)

    1839 « Créatures abjectes et misérables »

    Darwin écrit dans son Journal

     

    (…)

    Indiens Ona

    (…) 1880   carnage

    Ona tous traqués  immolés

    Aucun exil possible sur une île

     

    Toutes ces vies horriblement massacrées et l’arrogante bêtise des « découvreurs ».

     

    (…)

    Je voyage en silence

    Dans la témérité des traces

    Une main posée sur la grotte du cœur. »

     

    Rendre justice aussi aux animaux en péril :

     

    « je regarde cabrioler les baleines

     dans un golfe - maternité

    (…)

    elles sombrent  jaillissent

    trente tonnes de graisse

    de grâce

    saluent le ciel  replongent »

     

    et à la nature défigurée :

     

    « espérer que son souffle survive

    sous les talons du tourisme 

     

    (…)

     

    Lointain Sud engagé

    dans la prolifération assassine

    de nos inutilités ».

     

     

    Ainsi l’auteur a su capter, non seulement les paysages, mais leur essence même, visions d’un monde disparu. Elle parvient à transmettre au lecteur tout le respect qu’ils lui inspirent, sans tomber dans l’aveuglement d’un romantisme exacerbé, bien au contraire, sa lucidité est vive et aiguisée comme le vent d’été austral « qui garde trace des sauvageries polaires ».

     

    « la Patagonie épineuse érafle

    les images faciles

    mais elle attire

    ses dix millions d’années apaisent

    les esprits trop griffés

    rassurent les insatiables

    les soiffards d’horizon

     

    (…)

    La Patagonie c’est elle qui vous explore

    ouvre vos brèches fouille votre cœur. »

     

     

    Ma Patagonie a clairement une dimension écologique et politique engagée. Tout territoire a une histoire, celle de cette « Terre des feux éteints/des rêves consumés » est particulièrement cruelle.

     

    « la colère du vent vient de loin

    dans sa voix mugissent des ombres. »

     

    Histoire d’un monde disparu :

     

    « si aujourd’hui les chevaux fiscaux

    hennissent sur la piste

    la mémoire agrippe les cavaliers du passé

    soudés à leur monture   ponchos au vent

    ils avaient des ailes. »

     

    Et d’un monde sur le point de disparaître sous l’avancée d’un prétendu progrès :

     

    « Le vent happe les dépotoirs sauvages

    plaque les plastiques aux buissons

    nos indestructibles macromolécules»

     

    et d’un tourisme de masse, « paisible ravage ».

     

    « si tu prononces

    Humains

    pourquoi cette impression toujours

    que s’annonce un déclin ? »

     

    (…)

     

    comment fait-elle l’Histoire

    avec ce perpétuel goût de l’échec en bouche

    d’où tient-elle cet estomac d’acier ? »

     

    Notre propre histoire finalement, à toutes et tous.

     

    « Si ta mémoire mesure le temps

    évite la dangereuse nostalgie

    se pencher à la portière de sa vie

    c’est déjà la Patagonie »

     

    (…)

    Nous gardons tous en nous des lieux que jamais

    Nous ne foulerons le cœur tiède »

     

    Ma Patagonie, incontournable.

     

    Cathy Garcia

     

     

    GUENANE_IMG.jpgGuénane est née le 26 juillet 1943 à Pontivy (Morbihan), sa famille ayant quitté la ville de Lorient bombardée par les Alliés. Elle ne se souvient pas avoir appris à lire et à écrire. Elle a commencé à étudier le violon à 7 ans. Elle a grandi au bord du Blavet, un fleuve marin, et a vite compris que chacun porte en lui ses propres marées. Dans les années 1960, elle fait des études de lettres à Rennes ; elle fait aussi partie de la petite troupe de théâtre du Cercle-Paul-Bert et déclame avec le groupe Poésie Vivante de Gilles Fournel, le mot Résistance avait alors son sens fort. Le 24 juillet 1964, avec le poète avignonnais Gil Jouanard, elle rencontre René Char, chez lui, à L'Isle-sur-la-Sorgue, une rencontre intense. Son premier recueil, paru aux éditions Rougerie en 1969, s'intitule Résurgences, un mot emprunté à René Char. Resurgere / renaître ; insurgere / s'insurger : toute sa démarche d'écriture est contenue dans ces mots. Renaître toute la vie à sa manière. Elle a enseigné à Rennes puis elle a longtemps vécu en Amérique du Sud. Années de dictature mais aussi avec la sensation d'avoir foulé les derniers arpents du paradis originel avant l'emballement économique mondial. Elle vit là où le fleuve d'origine qui lui enseigna le large se jette dans l'océan. Dans Un Fleuve en fer forgé (Rougerie), elle évoque son enfance auprès du Blavet en termes durs et implacables. "On ne repeint pas ses lieux d'enfance" dit-elle. Dans La Ville secrète (Rougerie) et La Guerre secrète (Apogée), elle évoque Lorient sous les bombes. Son roman Dans la gorge du diable (Apogée) se déroule dans les dictatures sud-américaines des années 1970-80. Demain 17 heures Copacabana (Apogée) se situe au Brésil dans les années 1970-80. L'Intruse, roman historique (Chemin Faisant) plonge dans le 19 e siècle, du second Empire à la guerre de la Triple-Alliance, l'épopée la plus sanglante de toute l'Amérique du Sud. Le titre de son recueil Couleur femme a été pris comme thème du Printemps des Poètes 20101.

    Dernières publications poétiques : Tangerine éclatée, livret, collection La Porte, 2017 ;  En Rade 4, brèves de cale illustrées par Pascal Demo et Killian Duviard, édition associative Chemin Faisant, 2017 ; Atacama, éditions La Sirène étoilée, illustrations Gilles Plazy, 2016 ; Le Détroit des Dieux, livret, collection La Porte, 2016 ; La Sagesse est toujours en retard, Éditions Rougerie, 2016 ;  Au-delà du bout du monde, livret, collection La Porte , 2015 ;  En Rade 3, brèves de cale, illustré par NicoB, édition associative Chemin Faisant, 2015 ;  L'Approche de Minorque, livret, collection La Porte, 2014 ;  Un rendez-vous avec la dune, Éditions Rougerie, 2014.

     

     

     

  • Double fond d’Elsa Osorio

     

    traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry

    Métailié, 18 janvier 2018

     

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    400 pages, 21 €

     

     

    « L’ananké. L’impossibilité d’échapper au destin. »

    Sur la côte bretonne à La Turballe, proche de Saint-Nazaire, un pêcheur a retrouvé le corps d’une femme noyée. On découvre qu’il s’agit de Marie Le Boullec, un médecin apprécié, épouse d’Yves le Boullec, un photographe décédé quelque temps auparavant et issu d’une famille de notables locaux connue et respectée. La thèse du suicide semble la plus évidente et sans doute la plus arrangeante aussi pour cette famille sans histoire qui n’apprécie pas qu’on parle d’elle, si ce n’est pour en faire l’éloge, mais cette thèse ne satisfait pas Muriel, la jeune journaliste chargée d’écrire des articles sur la « femme de La Turballe » dans le journal local, depuis qu’elle a eu une conversation avec le commissaire Fouquet. Outre que le but d’un journal est forcément de capter et conserver l’attention des lecteurs, Muriel a un goût pour l’investigation et la vérité et Fouquet en lui révélant les origines argentines de la noyée, a aussi évoqué des assassinats jamais élucidés pendant la dictature, il la met sur une piste que lui-même, proche de la retraite, ne va pourtant pas creuser. Elle va donc mener sa propre enquête, même si elle ne pourra révéler publiquement toutes ses découvertes et encore moins quand l’affaire sera déclarée classée.

    Ce qui a éveillé les soupçons du commissaire dans cette histoire de suicide par noyade, ce sont les fractures du corps de la noyée qui indiqueraient qu’elle soit tombée d’une certaine hauteur et les traces d’un anesthésique retrouvées elles aussi à l’autopsie. Marie Le Boullec étant médecin, cela pourrait confirmer la thèse du suicide, mais il se trouve que c’est du penthotal, exactement le même anesthésique utilisé par les officiers de la junte pendant la dictature argentine, lors de ce qu’ils appelaient des « transferts », ces vols de la mort qui consistaient à balancer des prisonniers vivants, conscients mais anesthésiés, du haut d’avions pendant des vols de nuit tous feux éteints au-dessus de la mer. Membres des FAR, des Monteneros, simples militants politiques, syndicalistes, artistes, étudiants, parents, religieuses ou autres soi-disant subversifs qui comptent au nombre des milliers de « disparus » de la dictature.

    Mais quel rapport avec Marie Le Boullec, même si celle-ci à des origines argentines ? En menant son enquête, Muriel est aidée par Marcel, un ami très ou trop attaché à elle mais calé en Espagnol et Melle Geneviève Leroux, une voisine âgée de Marie de Boullec qui ne croit pas à la thèse du suicide, car cette dernière lui avait téléphoné pour l’appeler à l’aide le soir de sa disparition. Marie était venue parfois chez Geneviève pour consulter ses mails sur l’ordinateur de cette dernière et c’est en réussissant à avoir accès à cette boîte, que le trio tombe sur une correspondance avec un jeune homme dans laquelle il est question de la mère de ce dernier et où elle utilise un autre nom, Soledad Durand.

    Double fond démarre sur un récit, que nous allons suivre simultanément avec l’enquête de Muriel, dans une sorte de patchwork vertigineux, un récit qui nous transporte des années en arrière, à la fin des années 70. Celle qui raconte, c’est une mère et elle raconte à son fils, tous deux sont Argentins et elle raconte pour qu’il sache que, malgré toutes les apparences, elle ne l’a jamais véritablement abandonné. Elle raconte sa participation à la lutte armée contre la dictature, lutte en laquelle elle croyait et comment elle fut contrainte à la clandestinité, elle raconte l’arrestation qui l’a conduite avec son fils alors âgé de 3 ans, au terrible centre secret de rétention, l’ESMA et son « avenida de la Felicidad », un couloir baptisé ainsi par les militaires à cause des hurlements des prisonniers torturés qui y résonnaient en permanence.

    Elle aussi a été torturée sur un grabat de la cellule 13 et son fils à l’écart entendait ses cris, elle criait mais elle n’a jamais parlé. Elle s’appelle Juana, mais aussi Lucia, et elle raconte, elle raconte tout, elle écrit sur du papier.

    « J’aime ce chuchotement de la plume sur le papier. Elle le caresse, l’égratigne, fait surgir des mots cachés, prisonniers. Comme ces noms que je comptais sur les doigts de la main gauche : ceux des nôtres, et sur la main droite ceux de nos ennemis. Des noms que je répétais sans cesse, comme une litanie, une prière païenne. Je m’en souviens encore, il y aura bientôt vingt-sept ans, depuis le 16 septembre 1978 où j’ai commencé à les mémoriser. »

    Du sous-sol de l’ESMA à son antenne à Paris, le Centre de Pilote, où des prisonniers furent envoyés clandestinement pour infiltrer le COBA, les groupes d’exilés sud-américains qui luttaient depuis leur exil et tentaient de dénoncer les crimes de la dictature et puis à l’ESMA de nouveau et de là à un appartement à Buenos Aires, un autre genre de prison, où sa seule liberté fut de pouvoir suivre des études de médecine, elle raconte son destin de femme, de mère, une femme et une mère dont l’intelligence et le courage furent à la fois le salut et l’enfer. Une femme qui n’a jamais parlé mais qui a dû se compromettre au-delà de tout respect d’elle-même et s’arracher le cœur pour sauver des vies. Et si la dictature a eu une fin, son enfer lui n’en a pas. L’injustice et l’impunité continuent de régner 30 ans après et vont la rattraper, même si elle a tenté de sauver ce qu’il restait de sa dignité et ce qui a toujours été le plus cher à son cœur : son fils, dût-il la haïr pour toujours.

    « (…) ce que fuyait la femme de la Turballe, un homme, un régime, une folie, une haine tenace, l’a poursuivie jusqu’ici et la tuée. Noyée. », écrira Muriel dans un de ses articles.

    Il est question dans Double fond de ces circonstances qui permettent à des êtres humains de devenir des monstres sans culpabilité et d’autres qui combattent les monstres, bourreaux et victimes pris dans une même tourmente. Résonne douloureusement cette phrase de Nietzsche : « Quiconque lutte contre des monstres devrait prendre garde, dans le combat, à ne pas devenir monstre lui-même. Et quant à celui qui scrute le fond de l'abysse, l'abysse le scrute à son tour. » Reste qu’il y a tout de même deux côtés de la barrière quand il s’agit de dictature, de torture et d’assassinats. Les faibles, les lâches, les opportunistes qui ont vendu leur âme sont souvent hélas du côté qui semble le plus fort et qui s’auto-justifie sans honte, et même si rien n’est jamais complètement noir ou complètement blanc, apparaît clairement dans ce livre — et dans toute sa pathétique et terrible indigence morale —, la folie humaine.

    C’est tout un pan de l’histoire argentine qui est contenu dans ce livre, avec ses dessous les plus sales, les liens avec la France et les connivences entre militaires argentins et membres du gouvernement français, l’Ambassade argentine en France — comme dans d’autres pays — servant de centre de propagande et le Mondial de Foot en 1978 qui s’est déroulé en Argentine à la face du monde entier. Les hurlements des supporters couvraient ceux des torturés. Et n’oublions jamais qui a enseigné aussi aux militaires sud-américains leurs techniques de torture, à l’École des Amériques…

    L’auteur nous livre une enquête romanesque mais fouillée dont les éléments n’ont rien de fictionnel, il s’agit de toute évidence pour Elsa Osorio, argentine elle-même, d’un devoir de mémoire dont on ressent pleinement la tension et la force émotionnelle et c’est en ce sens que ce livre, écrit lors d’une résidence à la Maison des écrivains et des traducteurs en France, en plus d’être réellement passionnant, est absolument indispensable. Il sert de cadre à une vérité qui n’a pas encore été assez dite, la plupart des coupables n’ayant pas été condamnés, les assassins dispersés dans la nature, sont devenus de redoutables hommes d’affaires, des maffieux avec pignon sur rue, enrichis grâce à leurs crimes, quand ils ne sont pas carrément réapparus dans les gouvernements soi-disant démocratiques qui ont succédé à la dictature. La mort de Marie Le Boullec dans le roman, survient un an après que les lois d'amnistie aient enfin été levées en Argentine par le président Nestor Kirchner, ce qui a permis de ré-ouvrir les dossiers judiciaires des militaires assassins et les conduire devant la justice, le procès le plus emblématique étant celui qui a concerné l’ESMA (École de mécanique de la marine) où plus de 5 000 victimes avaient été torturées puis éliminées.

    Captivant, bouleversant, édifiant et incontournable, Double fond nous prend à la gorge et ne nous lâche plus. L’odeur de la mort, l’odeur de la peur.

    « L’odeur de la peur grimpe aux murs, elle raréfie l’air, elle est plus forte que la saleté, que les torchons sales, plus forte que tout. »

     

    Cathy Garcia

     

    editions-metailie.com-elsa-osorio-sophie-bassouls-2-300x460.jpgNée à Buenos Aires en 1952, Elsa Osorio est romancière, biographe, nouvelliste et scénariste pour le cinéma et la télévision. Elle a vécu à Paris et à Madrid, et réside actuellement à Buenos Aires. Elle a publié notamment de nombreuses œuvres en Argentine (Ritos privados, Reina Mugre, Beatriz Guido, Como tenerlo todo, Las malas lenguas). Elle est lauréate de plusieurs prix, dont le Prix National de Littérature pour Ritos Privados, le Prix Amnesty International pour Luz ou le temps sauvage. Ses romans sont largement traduits en Europe et dans le monde. Son œuvre est disponible en français chez Métailié, dont Luz ou le temps sauvage, Tango, Sept nuits d’insomnie, La Capitana (2012).

     

     

     

     

  • Marc Tison - Des abribus pour l’exode

     

     

    images et peintures de Raymond Majchrzak

    éditions Le Citron Gare, novembre 2017

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    82 pages, 10 €.

     

    Sensations vivaces qui imprègnent le mental, maintiennent sous tension le réseau de nerfs, scarifications émotionnelles sur le corps de la mémoire qui n’accepte pas la reddition, ni la soumission. Mémoire du corps jamais rassasiée de cette ivresse qui nous propulse dans le corps de l’autre. Sexe, musique, jeunesse, pures sensations qui lancent les rêves à l’assaut des horizons, pied sur l’accélérateur.

     

    On ne va plus dans les étoiles. Les fusées sont dépiécées. La tête en feu de joie c’était pourtant bien là, claquant le réel à l’enchantement du voyage.

     

    Il y a si peu de temps. Il y a si peu de soi.

     

    Mémoire du corps accro à l’intensité, à la sensation de liberté, aussi illusoire soit-elle.

     

    Il y a tant d’espaces délabrés que tu revisites plein d’espoir, incrédule. L’avant ne s’est pas peint d’éternité.

     

    Le passé n’existe plus, mais le monde a-t-il mieux à offrir ? Tel est le questionnement qui sourd de ce recueil de Marc Tison. Abribus pour l’exode, tentations en lignes de fuite.

     

    L’alcool me flambe toujours au crépuscule

    pour saluer les jours brûlés à l’ennui.

    Je ne suis pas si fragile

     

    Un recueil pas tout à fait nostalgique, ou pas seulement, même lors d’un retour dans le Nord, à Denain.

     

    « Je reviens à mon pays, intérieur, affranchi, en orpailleur. (…) Entre les usines désarmées, les terrils décapités, il reste sur les bars de poussière, les traces rondes des bocks de bières. Les jukebox remisés chuchotent mémoriels des Ep gravés pour des bals rock et ouvriers. »

     

    Le poète pratique un art magique. Avec ses mots, il peut souffler sur les braises, réanimer à volonté la flamme. Ce n’est pas sans danger d’user de ce pouvoir et l’hypersensibilité permanente lui interdit de s’abrutir dans un confort étanche. Convocation lucide de sensations dont le corps ne parvient pas à se défaire au point parfois de ne pouvoir dormir. La révolte est intacte, la conscience vive et les injustices demeurent insupportables.

     

    « Au cœur de l’Europe chrétienne on aime son prochain. (…) Ha qu’est ce qu’on l’aime son prochain quand il est courageux et qu’il reste noyé dans la mer. »

     

    Insupportable comme la tiédeur, la médiocrité, l’hypocrisie, le mensonge, le vide de sens contemporain.

     

    « Les animateurs des émissions d’actualité et de divertissement des chaines de télévision ont des trous dans leurs mots. A travers passent d’immenses tristesses de rien. Alors les téléspectateurs tombent dedans.

    Ceux qui n’ont pas de parachute s’écrasent méchamment le dedans de la tête. »

     

    Même la musique est creuse. « Les notes juteuses - qui touchent le corps – se sont tirées des clips maniérés. Parties continuer la fête ailleurs.

     

    (…) Nous appelons alors musiques les dérangements sonores qui habillent les cliquetis des caisses enregistreuses des supermarchés. »

     

    « Au quotidien on se fait à toutes les crapuleries (!?!) » Ce n’est pas un constat résigné, mais un « !?! », car non poète, tant que ton corps est vivant, il vibre ! Il n’est pas dupe mais il sait encore ressentir.

     

    « Prends le matin nu en embrassade. Tu l’effleures et tu lui souffles des siroccos. Ta bouche pleine du sucre des figues fraîches de l’aube.

     

    Fais l’amour, alors fais l’amour comme se maquillent les rêves. Dans tes yeux explosent des couleurs, des rouges mélangées de jaunes et d’ailleurs. »

     

    Mais il faut savoir qu’après chaque shoot de sensations intenses, il y a la redescente. Amertume et dégoût guettent l’insurgé, les focus sur le monde attisent la rage et la nuit, seul espace de rêve, exige l’insomnie.

     

    « Une communication interlope avec les fantômes de tes désirs. (…) Le sommeil t’attend. Tu n’en veux pas. Pourtant les draps frais sentent si près la mélancolie de l’enfant. Cet état qui t’apeure.

    Comme un licol sur l’encolure d’un mustang. »

     

    Le poète est en cavale, ce n’est pas la mort qu’il fuit, ni même la vieillesse, mais bien ce licol à l’encolure. Semant au vent ses brassées de mots indomptables, cet « autochtone des plaines d’exodes » ne se rendra jamais, parce qu’ayant su saisir l’essentiel de sa vie et de ses folies, il le convoque autant qu’il lui plait pour des fêtes intimes subtiles qui passent au travers des mailles de n’importe quel filet.  De toutes les pertes, il sort vainqueur. Il a gagné la plus belle des libertés, sa liberté intérieure.

     

    « J’abandonne le champ des batailles en friches. J’abandonne la routine des ultimes charges.

     

    J’en reviens à l’absolu.

     

    L’absolu silence. D’où se recompose le mystère. La parole et le chant.

     

    L’absolue virginité. D’où nait l’amour. La complexité absolue du vivant.

     

    L’absolu lointain. D’où se mesure l’avenir. Son effacement conjuré de promesses.

     

    (…) Toute disparition fera un renouvellement.

     

     

    Pas de nostalgie donc, ou pas seulement. Trop de saveur encore dans la bouche, pour cultiver les regrets.

     

    (…) Dans l’espace existentiel de millions d’années lumières, je ne saurais pas l’omniscience. Ça n’a pas d’importance.

     

    Ma vie idiote est une merveille. »

     

     

    Et quand c’est l’âme qui jouit, il n’y a plus aucune limite.

     

     

    Cathy Garcia

     

     

     

    tison nb_031433651bfd190a9d553ddfeb391298.jpgMarc Tison est né en 1956 entre les usines et les terrils, dans le nord de la France. Fondamental. A la lisière poreuse de la Belgique. Conscience politique et d’effacement des frontières. Engagé tôt dans le monde du travail. Il a pratiqué dans un premier temps de multiples jobs : de chauffeur poids-lourd à rédacteur de pages culturelles, en passant par la régie d’exposition (notamment H. Cartier Bresson) et la position du chanteur de rock. Puis il s’est spécialisé dans la gestion et l’accompagnement de projets culturels et d’artistes. S’est mis à l’écriture de poésie très tôt comme la juste expression des sensations vivaces. Habite maintenant dans le Tarn où il continue, heureusement troublé, l’exploration des univers à réinventer.

      

    Raymond Majchrzak est né en 1955 à Escaudain (59), pays minier et industriel, à quelques kilomètres de Denain. Il a fait les beaux arts à Valenciennes. Il peint et travaille des images numériques. Il déroule aussi de longues improvisations musicales plus ou moins électroniques pour lui même à longueur de temps. 

     

    Pour commander le recueil auprès de l'association le Citron Gare, p.maltaverne@orange.fr

     

     

  • "Morterranée", exposition d'Anabel Serna Montoya

    Dans le cadre de la 2ème Nuit de la Poésie à Crest, le vendredi 2 février 2018, l'artiste mexicaine Anabel Serna Montoya qui avait illustré le numéro 59, spécial Guatemala, a présenté pour la première fois son installation "Morterranée" sur la thématique des réfugiés et migrants morts en Méditerranée. (Cyanotypes, aquarelles et encres de chines ont côtoyé un poème de Raúl Zurita cousu, ainsi qu'une installation au sol.)

     

     

     

     

     

     

     

  • Tu écris des poèmes de Murièle Modély

     

     

    éditions du Cygne, novembre 2017

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    95 pages, 12 €.

     

     

    « Tu écris des poèmes », écrit l’auteur, s’adressant à elle-même en usant de ce tu, ce tu qui résonne comme une affirmation ou une accusation, une violence ; aussi bien un silence épais qui vient boucher la sortie des mots qu’un débordement de mots pour recouvrir le silence. Le volcan revient souvent dans l’écriture de Murièle Modély, on pense bien-sûr à l’île de la Réunion, un volcan peut-être « vibrant et lumineux comme le mot racine| dissimulé dans ta première dent de lait ». Volcan métaphore aussi de ce qui couve dans les entrailles, sous la croûte du quotidien, ce qui brûle et déborde par la moindre fissure, tantôt montagne solide, muette et impassible, tantôt menace d’explosion quand le solide pris de fièvre intense se fait liquide, salive, sueur, sperme, cyprine, alors tout tremble et les mots dévalent « dans tous les sens| à bride abattue| jusqu’à respirer sur la table| l’odeur de langue coupée. »

     

    Le poème sourd de l’intérieur, il vient dire quand dire est trop difficile, voire impossible. « Tu écris des poèmes| lorsque tu sens le réel se dérober| dès l’instant où personne ne te comprend| et vice et versa où tu ne comprends personne ». Alors le poème jaillit du cratère, du gouffre : « comme le poème, tu as un trou au milieu de la phrase ». Chez Murièle Modély, les poèmes suintent de ce trou, forment le corps du poète. « Tes poèmes sont n’importe quelle partie de ton corps| n’importe laquelle (…) sauf la tête. » 

     

    Le poème est l’hameçon — l’âme-son — au bout du fil, lancé à la mer des réseaux sociaux — à l’amer ? —  où « le vers même minuscule » doit « s’ébrouer contre un dièse ». Et la poète du XXIe siècle pêche des émoticônes, elle n’écrit plus, elle tapote, elle a mal au clavier, mais reste « la danse des canines| leurs morsures affairées dans la pulpe des doigts » pour conjurer le banal qui tue.

     

    Le banal et ses petites phrases assassines quand l’amour est un point d’interrogation.  « Il dit – passe moi le sel |  et la mer chavire le poème ». Pour ne pas sombrer, la poète n’en finit plus de rafistoler son radeau, elle fait corps avec lui. Le poème est son mat, sa colonne vertébrale, il est une « torsion vibrante au niveau du pubis » et dans le naufrage quotidien, il sublime son cri, tandis que « dans la vie de tous les jours », elle avale un cachet ou achète «  des choses inutiles| en bonne jouisseuse compulsive d’objets. » Pour combler le gouffre, taire les angoisses, alors que le poème lui il sait. Il sait parce qu’il est le corps des angoisses, le corps qui dit, le corps qui suinte.

     

    La poésie de Murièle Modély surgit d’un tréfonds moite et obscur, d’une préhistoire qui ne trouve pas sa place dans un monde aux lignes bien droites qui avance et « déroule sous ses semelles| les choses concrètes et laides ». Alors Murièle Modély écrit « avec la langue, à quatre pattes dans la rue », elle « lèche l’herbe, les cailloux, les traces de pas ».

     

    Elle écrit des poèmes, des « poèmes rouges, menstrués et vibrants » et dit l’essentiel en trois lignes :

     

    « tu as la sensation

    quand tu écris

    d’être. »

     

     

    Et le lecteur à la lire, se sent lui aussi plus vivant, la poésie de Murièle Modély pulse et bat comme le cœur d’un volcan sous la terre.

     

    Cathy Garcia

     

     

    201410161645-full.jpgMurièle Modély est née en 1971 à Saint-Denis, île de la Réunion. Installée à Toulouse depuis une vingtaine d'années, elle écrit depuis toujours, essentiellement de la poésie qu’elle publie régulièrement sur son blog : https://l-oeil-bande.blogspot.fr/. Elle présente un penchant fort pour les regards de côté, elle cherche encore et toujours la mer, elle guette sous la lettre le noir / le blanc... Elle a participé par ailleurs à des revues poétiques ou sites : Nouveaux Délits, Microbe, Traction Brabant, L'Autobus, FPDV, etc. Tu écris des poèmes est son troisième recueil publié aux éditions du Cygne, elle a publié également Rester debout au milieu du trottoir aux éditions Contre-Ciel et Sur la table chez Qazaq.fr, ainsi qu’un délit buissonnier de Nouveaux délits, Feu de tout bois, en 2016.

     

     

  • Civilisé de Walter Ruhlmann

     

    Urtica, juillet 2017

     

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    42 pages, 7 € (port inclus).

     

     

     

    La tendreté est un mot de boucher

     

    Civilisé est à prendre à rebrousse-poil, car ce terme prend ici une connotation péjorative. Walter Ruhlmann nous livre un recueil sans concession, sombre, parfois brutal et désespéré.

     

    J’écrase les mégots dans des tasses de thé,

    je sens le gaz souffler à mes narines,

    un air marin de pacotille.

     

    Éros et Thanatos se livrent à une danse plutôt macabre et c’est Thanatos qui mène. Civilisé fait partie de ces recueils qu’il est bon pour un auteur de cracher, le genre de crachat qu’on balancerait à son reflet dans la glace, un reflet que l’on a du mal à supporter. Éros ici est dénudé de ses rêves et parures, le reflet dans la glace est sans pitié, reste alors le sexe et la mort, et quand même le sexe a un goût trop amer, reste la mort qui nous dévisage. Civilisé, c’est déjà mourir à son être le plus profond, c’est peut-être le trahir. Walter Ruhlmann se dévisage lui-même ici, se débite même, corps tout entier, sucs et tripes. Un regard impitoyable qui englobe ses semblables et dissemblables.

     

    Elle navigue en radeau sur des rivières d’éthers,

    des lacs de méthadone brûlée,

    des ruisseaux de lisiers.

     

    Le glauque, l’infâme hantent ces pages, et la mort du père est une blessure qui demeure à vif.

     

    Père

    j’écris depuis le sac

    enfermé comme un chat

    prêt à être noyé

     

    Le corps se délite et la peur, la douleur, deviennent rage.

     

    J’aurais besoin de profondeurs,

    De ces abysses incommensurables :

    Les trous béants, les failles sans fond,

    Les caves ouvertes comme des bouches prêtes à sucer.

     

    (…)

    Superficie douteuse, superficiel je suis,

    les profondeurs me recrachent, elles me vomissent

     

    Walter Ruhlmann comme le figure l’illustration de Norman J. Olson en couverture, se livre nu, plus encore, il nous déroule ses entrailles, matière et odeur et comme le hurle le titre du dernier poème « Tu pue sapiens ». Il y a pourtant comme une quête sous-jacente dans ce recueil, une quête de pureté sans avoir besoin de se trahir, pureté que l’auteur va chercher dans un passé mythique personnel où les princes auraient des ailes, mais toute histoire a une chute, tout nous ramène au sol et le sol à la pourriture. Difficile de trouver une rédemption à la condition humaine, le civilisé n’a jamais eu cette innocence originelle où les anges ne salissent pas leurs ailes et où la chair ne serait pas corruptible. Civilisé cherche à tâtons dans le noir, la moiteur, la profusion des corps, sa nature perdue et ce jusqu’à l’excès et la turpitude.

     

    J’ai passé tant de nuits à baiser,

    sucer des queues tendues,

    caresser des peaux ternes, des poils gris

     

    (…)

    Un hôtel sans limite

    le ciel seul comme frontière

     

    (…)

    Et j’attendais mon tour

    le cul dressé à plaire

     

    La nature qui elle-même dans ce recueil nous renvoie souvent une image sombre et abjecte.

     

    Chacals, vautours, freux, scolopendres

    tous viendront goûter à ma viande

     

    Civilisé veut dire mentir et c’est de ce mensonge obligé que suppure la haine de soi. Ici les mots deviennent des armes de vérité, pour dire ce qui ne se dit pas, pour dire ce que le civilisé est censé taire.

     

    Inspirer la fumée par tous tes orifices,

    le cul branché en permanence sur les fourmilières chatoyantes

    chatouillé des cuisses à la nuque

    anus gonflé par les piqûres d’insectes,

    ou par la bite de tes contemporains :

    vas te faire enculer.

     

    Il y a de la noirceur, de la lucidité et aussi beaucoup de tristesse dans ce recueil.

     

    Tu ne détestes rien, tu aimes ce qui vient,

    tu n’es qu’un trou de plus

    avalant les ruisseaux gras,

    goûtant leurs flots infâmes

     

    Mais on ne peut s’empêcher de voir au-delà de cette obscurité, car la force qui habite ce recueil est de celle qui sait crever les ténèbres.

     

     

    Cathy Garcia

     

     

     

    Walter.jpgWalter Ruhlmann enseigne l’anglais. Il a dirigé mgversion2>datura de 1996 à 2017 et les éditions mgv2>publishing de 2008 à 2017. Walter est l’auteur de recueils de poèmes en français et en anglais et a publié des poèmes et des nouvelles dans diverses revues dans le monde entier. Son blog : http://thenightorchid.blogspot.fr. Certains des textes de Civilisé sont parus dans Axolotl, Le capital des mots, Journal de mes paysages, Mes paysages écrits, Libellé, Le livre à disparaître, Microbe, Mots à maux, Nouveaux délits, Traction-Brabant & mgversion2>datura.

     

     

     

  • Rancœurs de province de Carlos Bernatek

     

    traduit de l’Espagnol (Argentine) par Delphine Valentin

    éditions de l’Olivier, 23 février 2017

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    288 pages, 22 €.

     

     

    Selva et Leopoldo, dit Poli. Une jeune femme un peu coincée et un homme déjà mûr, deux tranches de vies, pas très belles, amères même. Deux histoires qui sont racontées ici en alternance sans aucun lien entre elles, si ce n’est qu’elles se passent toutes deux dans la province argentine, éloignée de Buenos Aires. Deux personnages modestes, voire fades, sans envergure, qui se retrouvent chacun happé par des évènements hors de son contrôle.

     

    Poli, petit vendeur itinérant d’encyclopédies, qui gagne de quoi assurer un minimum qui ne suffit pas à sa famille qu’il voit peu, découvre que sa femme le trompe depuis un moment avec un riche avocat. Celle-ci le met alors à la porte sans ménagement, alors que dans un même temps il est remercié par sa boite. Il perd donc sa femme et son fil qui ont trouvé un meilleur parti, son travail, sa maison. Ne lui reste que sa camionnette et quelques encyclopédies, avec lesquelles il part au hasard, complètement largué sur tous les plans. C’est ainsi qu’il atterri dans un petit village où une bande d’évangélistes l’embauche pour vendre des Bibles et du dentifrice…

     

    Selva a vingt-cinq ans et enchaine sans perspective les petits boulots, aussi cette offre de tenir un bar dans une station balnéaire qu’elle ne connait pas, durant la saison estivale, pour un type qui a des affaires un peu partout, lui parait être une opportunité idéale pour prendre un peu le large vis à vis de sa mère, avec qui elle vit encore et dont elle porte le prénom. Ce pourrait être l’occasion de travailler sans patron sur le dos et avec l’impression d’être aussi en vacances.

     

    Rancœurs provinciales parle de ces gens modestes, qui osent à peine envisager de décoller un peu d’une vie ennuyeuse et qui soudain s’enfoncent pour des raisons extérieures à leur volonté, ou trahis par leurs propres faiblesses ou leur négativité. La sexualité est au premier plan dans ce roman, explicitement, pour l’un c’est sans doute la seule façon de se sentir vivre, mais aussi de perdre plus encore ce qui compte, pour l’autre, c’est un fantasme refoulé, une méfiance, un dégoût des hommes. En arrière-plan, l’Argentine, sa situation politique, économique, son histoire dramatique, sa corruption et les petits qui payent, toujours et encore. Victime et bourreau finissent par se confondre dans une sorte de spirale descendante et infernale.

     

    Carlos Bernatek parvient à nous tenir en haleine, et avec brio, dans ce roman qui fait penser au genre polar noir, avec du sexe et un humour proche du cynisme, mais le style est trompeur, il est bien moins graveleux et bien plus littéraire que ce qu’il veut faire croire. Roman qui parle des gens qui n’intéressent personne, de la dramatique banalité de leur vie. La violence y est très concentrée, elle surgit brièvement, de façon brutale et rapide. Une violence physique aussi bien dans la douleur que dans la jouissance, mais il y a également une violence latente et permanente dans l’atmosphère, qui ronge peu à peu les esprits, tel le sable qui persiste à tout envahir, à passer sous les portes de la station balnéaire où Selva attend vainement que Waldo, le propriétaire du bar, lui envoie la marchandise qui lui permettrait de procéder à l’ouverture. Pendant ce temps, dans le petit village desséché à la chaleur accablante où Poli est devenu l’amant de la jeune épouse du patron des évangélistes, ces derniers font croire aux habitants qu’ils vont y apporter la mer.

     

    Selva, Poli, leurs déroutes finiront-elles par se croiser ?

     

    Cathy Garcia

     

     

    AVT_Carlos-Bernatek_5294.jpgNé en 1955 à Buenos Aires, Carlos Bernatek a notamment été finaliste du prix Planeta en 1994 et premier prix du prestigieux Fondo Nacional de las Artes en 2007. Banzaï est son premier roman traduit en France. 

     

     

     

     

     

  • Ce que nous avons perdu dans le feu, nouvelles de Mariana Enriquez

     

    traduit de l’Espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet 

    Éditions du sous-sol, 21 février 2017 

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     240 pages, 18 €.

     

    Étranges, effrayantes, macabres ou le plus souvent même sordides, ces nouvelles de Mariana Enriquez ne peuvent laisser indifférent. Narrées pour une majeure partie d’entre elles à la première personne, elles nous enfoncent dans les côtés les plus obscurs de l’Argentine, à Buenos Aires le plus souvent, dans un contexte urbain et déshumanisé, où la pauvreté avance comme une gangrène. On peut penser effectivement à l’Uruguayen Quiroga ou même au Bolivien Oscar Cerruto, mais Mariana Enriquez possède une griffe très personnelle et très contemporaine. Ici le glissement vers le fantastique ou plutôt vers l’horreur surnaturelle, ce qu’on appelle le réalisme magique dans la littérature sud-américaine, est clairement un prétexte pour évoquer ou rappeler des faits qui n’ont rien de surnaturel, si ce n’est que leur cruauté semble absolument inhumaine. Que ce soit des cauchemars et des spectres d’une dictature et ses disparus qu’on ne peut faire que semblant d’oublier ou la violence effroyable d’une société où tous les pouvoirs qui se suivent sont corrompus, la misère, les bidonvilles, les ravages de la drogue, la sexualité prédatrice, le trafic d’enfants, la torture, les humiliations, l’exploitation, la pollution, les maladies, les difformités, la folie et la noirceur de l’âme, parfois érigées en culte. C’est de souffrance dont il est question, non pas seulement de la souffrance humaine, mais de la souffrance de tout le vivant.

     

    La plupart de ces nouvelles sont terrifiantes, on y approche au plus près de la violence pure. Et de notre propre Ombre, car ce n’est pas seulement une férocité extérieure qui menace ou agresse les personnages ou la narratrice de ces fictions. Mariana Enriquez nous interroge de façon indirecte, sur nos propres sentiments et motivations les plus dissimulés, sur notre capacité réelle à aimer ou haïr, sur notre indifférence, notre désir de sauver ou d’être sauvé. Sadisme, masochisme, bourreau, victime, parfois la frontière est poreuse et les enfants peuvent être des tueurs. Mariana Enriquez nous tend un miroir magique dans lequel viennent se refléter nos propres difformités, nos attirances malsaines, notre violence intérieure, instinctive, celle que nous croyons si bien contrôler ou que nous ignorons complètement. C’est comme si elle nous mettait devant un abime, et cet abime c’est nous-mêmes, mais en aurons-nous conscience ?

     

    Et l’auteur a du talent, elle nous happe instantanément dans chacune de ses histoires, fait monter la tension, provoque dégoût et fascination dans un même élan, et c’est sans doute là que tout se joue, dans cette ambivalence. C’est aussi un recueil éminemment politique qui pointe le délabrement et les inégalités de la société argentine, questionnement qui est valable pour l’ensemble du monde.

     

    Foncer droit dans le mur c’est un peu comme ouvrir les portes de l’Enfer, n’est-ce pas ?

     

    Cathy Garcia

     

      

     

    Mariana-Enríquez.jpgMariana Enriquez (Buenos Aires, 1973) a fait des études de journalisme à l’université de La Plata et dirige Radar, le supplément culturel du journal Página/12. Elle a publié trois romans – dont le premier à 22 ans – et un recueil de nouvelles avant Ce que nous avons perdu dans le feu, actuellement en cours de traduction dans dix-huit pays. Certaines de ses nouvelles ont été publiées dans les revues Granta et McSweeney’s.

     

     

     

     

     

     

  • Ni vivants, ni morts – La disparition forcée au Mexique comme stratégie de terreur, de Federico Mastrogiovanni

    Métailié, février 2017

    ni-vivants-ni-morts-hd.jpg

     

    228 pages, 18 €.

     

     

    Ce livre est terrifiant, il donne la nausée et ici le macabre n’est pas juste un folklore. Le Mexique a déjà une très longue histoire de violence et de luttes, mais on aimerait croire aujourd’hui, que le pire est derrière On se souvient notamment de la date du 2 octobre 1968, où plus de 200 étudiants sont assassinés lors d’une manifestation.

     

    Le Mexique est donc une république démocratique et la population doit pouvoir faire confiance aux institutions et au gouvernement qu’elle a élu. Confiance dans les efforts du gouvernement actuel pour lutter contre le crime organisé et réduire les inégalités, protéger ses citoyens. Nombreux d’ailleurs sans doute, sont ceux qui ont confiance ou qui en tout cas n’ont pas envie de creuser au-delà du message officiel. Seulement voilà, il y a des faits et il y a des chiffres, et même si on s’ne tient aux officiels, ces chiffres sont déjà effarants et ils ne cessent de grimper de façon exponentielle depuis 2006. Ces chiffres sont ceux des disparus, les ni vivants ni morts, celles et ceux dont les familles ne peuvent faire le deuil, trouver un peu de paix dans la certitude de savoir au moins la vérité, de pouvoir récupérer un corps, un morceau de corps, des ossements, « des lambeaux de vêtements en putréfaction », quelque chose à quoi se raccrocher, quelque chose à quoi donner une sépulture et une mémoire.

     

    Sur toutes ces disparitions, le message officiel fait planer le soupçon, il y aurait eu un lien avec tel ou tel cartel. Ces derniers, donc la violence est indéniable, sont bien utiles dès qu’il s’agit de faire régner la terreur dans telle ou telle région, d’en faire partir les habitants ou de les tenir tranquilles, dénués de toutes velléités de contestation ou revendication politiques. Tout le monde se souvient de la disparition des 43 étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa, de la version officielle qui aujourd’hui encore ne tient pas la route, mais la lumière n’est toujours pas faite, et pour cause, à chaque fois, et ce dans tous les cas de disparitions forcées, les experts, les activistes, les familles des disparus, les journalistes qui cherchent la vérité, sont diffamés, intimidés, menacés et souvent disparaissent à leur tour.

     

    Ce n’est pas un hasard si la carte de la violence au Mexique est étroitement liée à celle des ressources naturelles et minières, l’or notamment et actuellement le gaz de schiste, le Mexique étant la quatrième réserve mondiale. Sachant que la fracturation hydraulique nécessite une quantité phénoménale d’eau et que les gisements se situent dans le sous-sol de territoires semi-désertiques, dont les trois-quarts des ressources en eau sont nécessaires à la survie des petites exploitations agricoles, il n’est pas difficile de comprendre qui sont les gêneurs.

     

    « La stratégie de nombreuses compagnies pétrolières multinationales consiste à soutenir les gouvernements autoritaires de pays riches en ressources énergétiques. En retour, les gouvernements doivent s’engager à laisser se développer, dans les zones de gisements importants, un haut niveau de violence et de terreur, avec un grand nombre d’assassinats et de disparitions, afin de faciliter le déplacement forcé des populations qui y vivent.

     

    (…)

     

    Dans les zones de conflit, où règnent violence et pétrole, la disparition forcée des personnes et une stratégie des plus efficaces pour semer la terreur parmi la population. Avec les assassinats massifs, la torture ou les décapitations, c’est un des éléments les plus sûrs pour que les gens abandonnent par vagues entières leurs foyers et leurs villages. »

     

     

    Ce livre est le récit d’une enquête, fouillée, qui a duré des années, par un journaliste d’origine italienne qui vit au Mexique depuis 2009. Une enquête qui ne fut pas facile, dangereuse aussi bien pour l’auteur lui-même que pour les personnes qu’il a rencontrées, interrogées.

     

    Il faut lire ce livre pas seulement pour tenter de comprendre ce qui se passe au Mexique, mais parce que cela nous concerne, parce qu’il est question ici d’un système, basé sur la collusion entre un état, le crime organisé et les multinationales, une corruption à tous les étages au nom d’une logique froide et assassine qui profite aux uns et aux autres, aux dépends de la population d’un pays tout entier.

     

    « Mais on ne peut plus ignorer les inégalités sociales, terribles au Mexique. La pauvreté du pays a été délibérément aggravée, la richesse se concentre entre les mains de quelques-uns et il y a des millions de pauvres. En même temps, on renforce l’armée et la police, parce qu’on sait que la réaction populaire peut éclater à tout moment. (…) Les personnes non seulement sont marginalisées, mais elles sont jetables. »

     

    Les cartels font le sale boulot, en échange le gouvernement ferme les yeux sur leurs affaires : drogues, prostitution, migrants, trafics en tout genre… Quoi de plus efficace pour empêcher une population de se plaindre de la politique d’un gouvernement, même s’il elle est écrasée, exploitée, dépouillée, privée de terre, d’eau, empoisonnée par la pollution et la destruction de l’environnement, que d’être cernée par des guerres de cartels, plus brutaux et sanguinaires les uns que les autres, qui font régner une violence permanente. N’importe qui peut disparaître n’importe où, n’importe quand, sans être jamais retrouvé et donc en toute impunité, il suffit de faire peser sur chaque disparu, un soupçon de lien avec le crime organisé et l’affaire est close. Des cartels qui sont aussi des groupes paramilitaires, comme les Zetas, tous des anciens militaires surentraînés. On sait ce que signifie la paramilitarisation d’un pays, souvenons-nous entre autre du Plan Colombie, le prétexte de la lutte contre les narcotrafiquants qui a servi à éradiquer la population métisse, pauvre et paysanne des territoires convoités. La peur est instillée non pas seulement par la disparition, l‘assassinat, mais par l’usage de tortures, de mutilations, d’abominations, que même les imaginations les plus aguerries envisagent difficilement.

     

    Ces disparitions forcées, c’est un système, une méthode, dont le sinistre précurseur n’est autre qu’Hitler, « nuit et brouillard », ça vous rappelle quelque chose ?

     

    « On n’associe pas généralement cette pratique au Mexique, alors que ces dernières années, plus de 27000 disparitions ont eu lieu dans ce pays, selon les données publiées par le Ministère de l’Intérieur au début de l’année 2013 », sachant que c’est un chiffre officiel, tout porte à croire que le chiffre réel est plus important encore, de plus il grimpe chaque année en s’accélérant et ne tient pas compte des meurtres où on n’a pas à rechercher les victimes. Sans parler des migrants qui traversent le Mexique et notamment des zones contrôlées par les cartels – des états où même un bon nombre de familles « normales » se sont reconverties dans le trafic d’humains – migrants donc qui ne ressortent jamais du pays et dont on n’a aucun chiffre.

     

    Mais à la différence de ce qu’on a pu appeler la guerre sale des décennies précédentes, où bourreaux et victimes étaient clairement identifiés, la pratique des disparitions forcées, surtout depuis 2006, a pour caractéristique que celles-ci sont totalement imprévisibles. Leur point commun est « leur hasard apparent et la criminalisation des victimes » aux yeux de l’opinion publique. Ces disparitions ne sont pas considérées comme forcées, alors qu’elles sont pour la majeure partie d’entre elles « commises sur intervention directe ou indirecte, par action ou passivité, de fonctionnaires publics ». La lutte du gouvernement contre le crime organisé est une façade, illuminée par quelques arrestations spectaculaires et les médias, que ce soit « la presse à scandale, vendue 3 pesos dans le métro ou les quotidiens de référence », ne font que relayer les messages officiels. Quant aux journalistes qui veulent vraiment faire leur travail, ils font partis des catégories les plus menacées de la population.

     

    Il faut donc lire ce livre, car il a demandé du courage et de la détermination, il faut lire ce livre pour toutes les familles des disparus qui vivent chaque jour cet enfer de ne pas savoir si leurs enfants, leur conjoint, leur parent, sont vivants ou morts. Il faut lire pour ne pas dire qu’on ne savait pas, pour comprendre aussi que le Mexique n’est pas un cas isolé, et que la nuit et le brouillard sont en train de s’étendre un peu partout dans le monde, à l’heure où les multinationales plus que jamais, s’adonnent à une course obscène aux ressources et aux matières premières, sans aucune morale, ni scrupule, ni aucun respect pour la personne humaine.

     

    «La disparition d’une personne est une violence contre tout citoyen […] une atrocité commise directement et quotidiennement contre chacun d’entre nous.»

     

    Ni vivants ni morts est un livre qui tente d’appréhender et dénoncer une réalité effroyable, ne détournons pas les yeux.

     

    Cathy Garcia

     

     

    Mastrogiovanni-cGiulia-_Iacolutti-300x460.jpgFederico Mastrogiovanni est un journaliste et documentariste né à Rome en 1979, qui vit au Mexique depuis 2009. Il travaille actuellement pour plusieurs magazines sud-américains, parmi lesquels Variopinto, Gatopardo, Esquire Latin America et Opera Mundi.