Résonances 53
Les maîtres du printemps d’Isabelle Stibbe
Serge Safran éditeur, août 2015
181 pages, 17,90 €.
« Ici vous entendrez parler acier, métallurgistes, syndicalistes, ici vous entendrez parler usines, nationalisation, chômage. Si pour vous ces mots sont synonymes de nuisances et de laideur, s’ils vous font l’effet de répulsifs, si vous prétendez qu’ils doivent être réservés aux colonnes des journaux, section économie ou société, refermez aussitôt ce livre ou, pour les plus modernes d’entre vous, éteignez votre liseuse, en tout cas passez votre chemin, ce texte n’est pas pour vous, autant vous prévenir tout de suite. Entre le ciel et la boue, préférez le ciel, c’est moins salissant. »
Voilà, le ton est donné, ce livre qui a autant de corps que d’âme, une écriture travaillée à la hauteur du sujet, est dédié avant tout « aux combattants sincères de Florange », puis dédié plus largement à tous les travailleurs de ces hauts-fourneaux de Lorraine qui ont fermé, les uns après les autres et dédié encore plus largement à la mémoire ouvrière, sans misérabilisme, sans naïveté. Fouillé, il vise avec justesse son but, mettre en lumière la dignité de cette classe considérée comme une sous-classe, classe qui après avoir été exploitée pendant plus d’un siècle, se voit maintenant mise à la rue, comme un encombrant obsolète.
Ici, il est question des hauts-fourneaux d’Aublange, une ville fictive qui rime avec « Hayange, Hagondange, Florange, Gandrange, Uckange », dans la très réelle vallée de la Fensch, sous les cieux gris d’une Lorraine fortement marquée par ses traditions minières et sidérurgiques.
L’histoire on la connait, c’est celle de Florange, le choc des annonces de fermeture, ou de « mise en sommeil » comme on dit des activités d’un ou plusieurs hauts-fourneaux, décidées par un propriétaire qui vit à l’autre bout du monde, ne s’intéresse qu’au cours de la Bourse qui elle ne s’intéresse certainement pas aux êtres, aux personnes, aux familles que la valse pochtronne de ses cours, assassinent de la façon la plus cynique qu’il soit.
Et puis il y a les médias avides de sensationnel, d’images fortes, mais rarement présents quand il s‘agit d’aborder le fond des sujets et les politiciens très poings levés en période électorale, promettant haut et fort ce qui deviendra ensuite vagues possibilités de relance « si l’horizon économique se dégage ». Ha, les jolies formules !
Vos cœurs sont aussi durs que les talons avec lesquels vous marchez sur la figure des pauvres. Jack London, Le Talon de fer.
La lutte acharnée de David contre Goliath, de l’ouvrier dont le statut a dégringolé du plus bas à plus bas encore : d’exploité il est passé à indésirable, quantité négligeable qu’on efface d’un clic de souris.
« Les parents quand ils faisaient la grève, c’était pour des augmentations de salaire. Les fils, aujourd’hui, ils font grève pour continuer à travailler. »
Certains se résignent, d’autres veulent prendre les fusils, ça finit par voter Front national, lequel se nourrit de la détresse comme le vautour de la charogne. Et puis d’autres, montent au front, au vrai front, celui qui demande de la détermination et du courage, car même lorsqu’on n’a plus rien à perdre, on peut encore perdre beaucoup. Pierre est l’un de ceux-là.
Pierre, de famille espagnole, arrivée en France alors qu’il avait huit ans. Pierre qui se voyait plutôt prof de sport ou musicien, mais certainement pas ouvrier des hauts-fourneaux comme son père. « Je me suis juré : jamais de la vie j’irai bosser là, plutôt crever. ». Jusqu’au jour où il découvre la coulée, fasciné. « C’est extraordinaire quand tu vois la fonte en fusion qui jaillit, ce feu qui se déverse avec une puissance incroyable et que tu assistes à ça, c’est tellement plus grand que toi que tu ne voudrais être ailleurs pour rien au monde, et là tu l’aimes ton usine, tu l’as dans la peau. Après, tu as beau revoir ce spectacle cent mille fois, tu ne t’en lasses jamais. » Car le travail de l’ouvrier, ça peut aussi être ça, malgré les difficultés, la pénibilité : une histoire d’amour.
Et puis des histoires d’amitié aussi, de la véritable cohésion sociale « toutes les nationalités rassemblées. Les Algériens, les Italiens, les Espagnols, les Portugais. (…) tout le monde se serrait les coudes ». Il peut y avoir de la poésie dans les hauts-fourneaux comme partout, la poésie c’est dans le regard de celui qui regarde, dans la langue qu’on partage avec d’autres, avec des expressions comme vider le loup, pratiquer la sucette, faire une belle bonnette… Ce n’est pas seulement du rendement, de la sueur et des chiffres. C’est une aventure humaine, dangereuse aussi, on peut y laisser un pied, une jambe ou plus encore, et ça ne peut pas être juste balayé comme ça, d’un claquement de doigt, tout à la poubelle, sans autre justification que le cours de la Bourse.
« Tout à coup le silence. La boucheuse a injecté la masse d’argile réfractaire dans le trou de coulée. Un couvercle sur leur tombe. Cette fois c’est vraiment la dernière coulée. »
Friches industrielles et chômeurs longue durée.
« La flexibilité du travail, vous savez ce que ça veut dire ? Du chantage : « Mes conditions ou rien. » La précarité légalisée, institutionnalisée pour au bout du compte en revenir au travail journalier. (…) C’est ça le progrès ? Moi j’appelle ça avoir le pistolet sur la tempe. »
Le titre du livre, Les maîtres du printemps, fait référence à la citation de Pablo Neruda « Nos ennemis peuvent couper les fleurs mais ils ne seront jamais les maîtres du printemps ». Une phrase qui leur parle à ceux-là qui se battent pour leur usine « que le commun des mortels trouve laide, bruyante et sale ». Pour eux, « c’est une fleur qui a la robustesse d’une gentiane de montagne et qui aujourd’hui est devenue aussi fragile qu’une orchidée. »
Dans Les maîtres du printemps, trois hommes s’expriment en alternance. L’auteur nous invite dans leur tête, dans leurs pensées, même les plus intimes : Pierre Artigas, le syndicaliste, qui lutte avec ses tripes, dont la belle gueule et la prestance plait, bien malgré lui, aux médias, alors que ce qui importe là ce n’est pas de plaire, mais d’être entendu ; Max Oberlé, l’artiste contemporain, qui déteste être vieux, qui a le cancer, qui ne ressent aucune motivation à réaliser l’œuvre monumentale qu’on lui demande pour le Grand Palais et c’est un reportage sur les hauts-fourneaux de Aublange qui va lui donner cette motivation, il va leur commander la fabrication des pièces et faire une œuvre, une Antigone monumentale, en soutien au combat de ces sidérurgistes. Une soudaine prise de conscience « J’ai eu honte de moi, de toute ma vie de privilégié, peut-être, de mon égoïsme sûrement. Petite crise d’humilité qui ne me ressemble pas. »; et enfin Daniel Longueville, député, politicien donc, un des rares de son espèce à être issu justement de la classe ouvrière, une classe qu’il a trahie en quelque sorte aux yeux de sa famille cévenole. Une origine qu’il dissimule, dont il a honte, mais qui stimule sans doute son engagement pour sauver les haut-fourneaux d’Aublange.
C’est un puissant projecteur braqué sur la réalité sociale que nous livre ici Isabelle Stibbe, une réflexion sur l’humain, à travers les regards, les pensées et les souvenirs entrecroisés de trois hommes : l’ouvrier syndicaliste, l’artiste célèbre et le politicien ambitieux. Sont-ils au fond si différents ? Finalement celui qui doute le moins, c’est peut-être Pierre. Mais c’est surtout qu’il n’a pas le temps de douter, l’issue de son combat est une question de vie ou de mort sociale. Max lui ne bande plus, pense à la mort et pour la première fois de sa vie, son art lui parait secondaire. Daniel tremble à l’idée qu’on puisse voir l’ouvrier en lui, « cette angoisse pierreuse qui ne tarit jamais vraiment malgré les échelons gravis, les rêves réalisés », alors que lui se voit ministre, mais on ne peut complètement renier d’où l’on vient. Ambitieux Daniel, mais peut être pas totalement arriviste. C’est ce qui le différencie de ses pairs, car il a beau avoir emprunté l’ascenseur social, ça ne fera jamais de lui un des leurs. L’un de ceux qui n’ont jamais connu autre chose que l’univers étriqué de l’élite.
Les maîtres du printemps est un livre qui fait du bien, qui redonne même de la dignité au lecteur. On n’a pas besoin de voter à gauche pour le lire, c’est un livre sur l’humanité, sur ce qui pourrait faire voler en éclat le système des castes, car c’est bien de cela qu’il s’agit, de castes plus encore que de classes. En réalité aujourd’hui, le sort des personnes, des entreprises, des municipalités, de régions entières, de pays même, comme des politiciens, se joue au casino boursier. Les joueurs n’ont aucun scrupule et aucun compte à rendre. Le combat semble perdu d’avance « car comment lutter contre l’avidité de la finance, cette soiffarde qui ne se repait jamais ? »
Cela dit le dernier chapitre s’intitule « Espoirs ».
Je sais bien qu’à la fin vous me mettrez à bas ;
N’importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
Edmond de Rostand, Cyrano de Bergerac
Alors on laissera le dernier mot à Daniel, qu’on aimerait, non pas entendre dans la bouche des élus, on entend suffisamment de mensonges comme ça, mais qu’on aimerait voir dans leurs actes et plus encore dans les résultats de leurs actes :
« On ne peut pas vivre toute la vie sous les lois du marché qui ne sont pas des lois, qui sont seulement l’incarnation des instincts les plus bas comme le profit et l’écrasement d’autrui. L’homme vaut mieux que cela non ? »
Cathy Garcia
Isabelle Stibbe est née à Paris en 1974. Après des débuts dans le droit international, elle est responsable des publications à la Comédie-Française puis au Grand Palais, critique d’opéra… Actuellement secrétaire générale de l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, elle enseigne également à l’Institut d’études théâtrales de l’Université Paris-III. Elle a publié Bérénice 34-44, son premier roman, chez le même éditeur en 2013.
Cette note a paru sur http://www.lacauselitteraire.fr/