Soliflore 96 - Romain Richard
Léon Spilliaert, "Arbres, blanc et noir" (1941)
Il y a trop
Il y a trop
Il y a ces arbres monstrueux
Qui m’observent la nuit
De leurs yeux grands ouverts
Qui m’observent de haut
L’air sévère
Et moi qui suis petit
Si petit
Ramassé
Tête au sol
Interdit
Étranger
Importun
Déplacé
Moi tout seul dans le noir
Où les formes enfouies
De l’esprit
Me découpent un monde
Inhumain
Moi de trop comme humain
A l’heure où sont les choses
Où l’être n’est personne
Où gagne la matière
Où je ne suis plus moi
Où rien n’est plus que masse
Insignifiante masse
Au regard impérieux
De ce qui n’a pas d’yeux
Et l’esprit
Quand le noir le libère
De ce qu’il reconnaît
S’abandonne à ses affres
Tenté par l’ombre d’y plonger vers le grand fond
Son propre fond qu’il craint
Son fond qu’il réalise
A mesure
Qu’il n’ose le trouver
Mais aussi
Il y a la lumière
Qui grouille de matière où le regard s’épuise
De ne pouvoir l’épuiser elle
Il y a ses grands yeux si perdus
Qui me jouent me délaissent
Et puis m’aiment
Et son cou frêle au point que paraît lui peser
Une tête elle-même si frêle
Un visage si fin si joliment tourné
Un petit nez troussé
Puis sa bouche au dessin plus parfait
Que celui des grands Maîtres
Une lèvre infinie que pourtant
Un menton délicieux
Ponctue de sa virgule
Mais il y a trop encore
Un constant sentiment d’être pauvre
Le savoir humilié
L’esprit insuffisant
Faillant toujours à ses amours
L’harmonie du présent
Déborde tous mes sens
A plus forte raison mon esprit qui l’admire
Perdant de l’impression tout ce qu’il veut en dire
L’harmonie du présent
Excède la caresse
Que lui portent mes mots
Jamais ils ne pourront
L’aborder que de loin
Jamais ils ne sauront
L’embrasser tout entier
Alors mes yeux s’épuiseront à voir
Mon nez à respirer
Mon oreille à entendre
Tout mon sens à sentir
Ce que rien ne peut dire.