Soliflore 143 - Louis Zerathe
photo de l'auteur
Petit à petit
Tout s’écoule
tout passe
la vie s’écroule sans bruit
et dans mon cœur
une crevette grise
prend doucement ta place.
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
photo de l'auteur
Petit à petit
Tout s’écoule
tout passe
la vie s’écroule sans bruit
et dans mon cœur
une crevette grise
prend doucement ta place.
© Aurélia Van Gucht
Cabotage sous haute mère
Aucun grain de libre liberté
N’a déchiré ta vague autarcie
Toi, enfant de courte durée,
Patouillant les flaques de l’estran,
Comme si c’était les jupes de ta mère.
Garderais-tu de cette prime pataugeoire
Des regrets amers de la vie hauturière
Que ta vague dérive quotidienne
Tient à distance respectable des côtes,
Comme si c’était les jupes de ta mère ?
©photo de l’auteur
GOLEM
Quand t’as dit mon nom tout à l’heure
Quand t’étais en train quand
T’as gémis mon nom mon dieu
Ce nom c’est devenu le mien
Dessin de l'auteur
Roue de secours
C'est la machine qui prend l'homme
Les yeux rivés, le dos plié
Cardan, manivelle, courroie,
Plus serré, c'est bête de somme.
La nuque raide et les épaules
Figées, les mains sur les leviers
Les pieds meuvent le palonnier
L'homme aux commandes ; la machine
Piston, vilebrequin, rouage
Bielle, arbre à cames, engrenage
Gouverne l'oreille et l'échine
l'homme entre pression et tension.
Photo de l'auteur
J'abandonne la structure,
je renie tout amarre,
brise le silence
comme d'autres brisent le cercle -
et je rejoins
la joyeuse anarchie de l'herbe.
Je suis égal au signe égal.
La Tamise à Twickenham (photo de l'auteur)
FLEUVE
Belle artère
Lumières somptueuses
Terres et eaux mélangées
Poudre d’original
Gris, verts, jaunes se fondent
Je te connais
Comme un connaît
Un humain
Un ami
Un amant peut-être
Dont on suit les courbes
Les éclats sur la peau
Les envies de plonger
Dans les creux
À la source
Je te connais si peu
Mais j’arpente les ponts
Qui enjambent ton flot
À l’abri
De tes colères et tes passions
Je cherche
Le désir de voyage
Lorsque le soleil
Rejoint tes eaux
Là-bas, là-bas j’irai
Il me rejoindra
Près du château
Le même air
Nous respirerons
Comme sur ma peau
Le désir passe
Le désir s’écoule
Entre les îles
Mamelons et refuges
Rythmes des marées
Paysages
Toujours changeants
Improvisations des éléments
Jazz, swingue, valse
Près du fleuve
Les corps se rencontrent
Je ne te connais pas
Pas vraiment
Mais tu me fais rêver
Un rêve fou de nature-mère
Aimante et passionnée.
Johann Oberhauser, " Boussole de mine", 1777- photo©Jean-Claude Bérizzi
Héritage
Parfois je me lève la nuit
Compte les deniers, compte les soucis
Rafistole la carte, et
Partage mon royaume en parts égales
Ma boussole, comme d'habitude
Pointe à l'Est
Je révise mes verbes d'état
Vire à l'Ouest
Ils ne connaissent pas mes airs
Comment me reconnaîtront-ils ?
Heureusement, j'ai encore mes drôles de manières
Deux pots de yaourt, et un fil
Je laisserai en héritage de quoi porter chance
Quelques réflexions intéressantes
Deux grands-mères souffrantes
Et, bien sûr, mes gris-gris d'un autre âge
©Caroline Cavalier
Brouillon d’une solitude
silence d’un corps
robe à fleurs en souvenir
d’une épaule souple
*
L’autre côté d’une nuit
plaine aux lèvres fendues
la carcasse d’une Bentley
où commence la ville
mon père est mort
samedi
pas hier ni ce matin
samedi dernier
mon père est mort
contre sa volonté
mon père est mort
fin des disputaisons
mon père est mort
Basta
mon père est mort
exit la peur
la trouille
l'esquive
mon père est mort
fini terminé
stop pas de replay s'il me plait
out dehors circulez
mon père est mort
il y a un longtemps un temps infini
pas hier ni samedi
mon père est mort
pour l'éternité
mon père est mort
mort mort mort mort
en boucle
mon père est mort
et pas enterré
je n'irai pas vérifier
mon père est mort
pas saint
ni de corps ni d'esprit
mon père était déjà mort
pour toujours
mon père est mort
avec ses dossiers ses combines
ses coups montés ses magouilles ses complots
ses menteries ses manigances ses coups bas ses fantômes
sa réalité
mon père est mort
faussaire à temps plein
mon père est mort
à l'hôpital comme les autres
pas de favoritisme
mon père est mort
avec ses sacs de noeuds
mon père est mort
mon géniteur est décédé
mon paternel a passé l'arme à gauche
son petit papounet est parti au ciel
mon père est mort
pas de quartier
mon père est mort
paix à mon âme
photo de l'auteur
Je dis « je », mais cette douleur n’est pas que la mienne. / Je dis « je » et le fil de la douleur circule dans nos corps et dans nos âmes. /Lien électrique, positif ou négatif qui relie ou délie ou délie/relie les êtres humains, les êtres tout court, ou qui nous sommes. Nous (dés)humains. Nous qui cherchons à le rester/humain.es./
Je dis « je » mais je est celle ou celui qui le dit.//Transmission des douleurs, guerres et traumas, de ce qui ne semble s’arrêter jamais./Et guerres encore.//Transmission de la cruauté du monde, des mots dits et non-dits (et je voudrais parfois effacer tous les mots, pour les recréer autrement, le langage qui se tord, mais ça ne marche pas, alors encore dire)//Le sensations qui épuisent et vident le corps lorsque la violence ailleurs s’accroit, encore et encore//
Je dis « je » à qui un tant soit peu se reconnaîtra/ ou qui voudra ou qui pourra//se saisir de quelque chose de notre histoire, de nos histoires, quelque chose capable pourtant de circuler et d’éclairer magmas et chaos, dans l’ombre des inhumaines douleurs, non dites, brutales et agressives, et mortifères ou meurtrières//Je dis « je » pour que quelque chose résonne encore, toucher nos corps, nos cœurs. Je dis « je » comme un je qui s’éloigne, sans disparaître pourtant. Pour dire non, à ce qui encore nous détruit, nous (humain.e.s)
2024
©Karol Eibl
Photo de l'auteur
Cessez – je ne vous entends plus
vos mots n’atteignent plus mes oreilles
cessez – je ne vous vois plus
vos images ne brûlent plus mes yeux
Sur les grèves du jour le chant du merle
fait l’inventaire de ce qui déjà n’est plus
Cessez – que le vent emporte votre vide
l’homme qui vous parle est d’un autre pays
l’impure a coulé dans ses veines
il se soigne au silence de l’exil
Jusque sous mes fenêtres à mes pieds
un ressac dépose le monde perdu
Cessez – il n’est plus temps de vos jérémiades
plus temps de vos courtisanes courbettes
le monstre au dos rond que vous entretenez
nous cherche des poux sur la tête jusqu’au sang
J’aménage une maison sur l’écume de l’aube
et à l’éveil de ma peau le monde de demain
Cessez – je n’ai plus d’oreille pour vous
bien trop souvent mes yeux m’ont menti
à tâtons pas à pas par les sens j’éprouve
et des êtres et des choses la vulnérabilité
Le futur est le temps de tous les rendez-vous
alors cessez je vous y attendrai au tournant
Photo d'un tableau d'Andrée peinte par son mari
Je voudrais t’entourer de mon âme,
Tenir loin de toi tout le mal,
T’abriter comme au creux d’une lame
En mon cœur dont l’amour n’a d’égal.
Tu es mien au-delà de mon être,
Mon enfant, mon aimé, ma douceur :
C’est par toi que l’espoir peut renaître
À mes yeux désertés de lumière.
Tu es l’ange, la source, l’origine
De mon si douloureux parcours :
Je t’appartiens, c’est toi qui me dessines
La voie vers la beauté des jours.
C’est par toi que j’existe et perdure
Traversant les méandres du temps :
Tu es ma joie, ma folie, mon délire,
Tu me rends l’infini des instants
Andrée Buchet née BIVORT, le 24 décembre 1922 à Luxembourg, est une poétesse luxembourgeoise. Elle écrit chez elle toute sa vie, dans l'intimité du foyer qu'elle partage avec son mari, Boris Buchet, peintre de l'école de Paris.
"J'arrivais pour étudier les lettres et la philosophie à La Sorbonne. C'était en 1946. C’était très dur après la guerre, mais malgré toute cette misère physique qui a encore duré des années, les gens étaient exaltés, on avait des ailes. Je l’ai rencontré dans le train pour venir à Paris, un garçon de la rue où j'avais grandi. J’étais forcée d’écrire. Je n’aurai jamais choisi d’écrire. Quelqu’un m’aimait très fort, ce qui a déclenché en moi une urgence. Ce poème m'a été dicté. Un soir, j’étais dans mes papiers à étudier et j’ai dû l'écrire. L’amour m’a toujours fait écrire. Par la suite, d’autres amours ont alimenté cette écriture, différemment. Lui, était resté. Même après sans être allé, il était resté d’un amour qui a duré toute la vie, toujours aussi profond. Je crois que chacun d'entre nous contient les deux sexes, Platon le disait et, on cherche constamment à retrouver cette part de nous. Cela donne un grand bonheur de retrouver cette moitié, de se sentir complet et vaste comme cet amour. On ne peut pas vivre sans amour."
Tableau de Monet - photo de l'auteur
d’une écriture -
« Jamais
tu n’y parviendras »
Ton corps prostré (convoité) comme refuge
Tes mains embaumées de promesses
Tes yeux comme éclairés de
SOLITUDE
Le refus que tu portes
Comme refuge
En signature du manque
Sera la clé de l’écluse invisible
(Depuis) toujours
Une même énigme :
Sauver ce qu’il y meurt
Ou ce qu’il reste à vivre
et l’homme :
ce trou inconsolable
qui contient sa trace
Cerner l’espace de deux silences
Je remonte d’un abysse
Rien ne me promet l’ascension
Il suffit de grimper
à l’échelle d’un manque
©Sergey Meytuv
Mon amour quand on sera riches
Mon amour, quand on sera riches
et qu’on sera déconfinés,
on prendra l'autoroute en fleurs
le matin dès potron-minet
et la 206 chauffera.
Sur une aire standardisée
au self-service on se rendra
où il y a plein de desserts
industriels et très sucrés.
Des cuisiniers en toque en toc
nous y serviront quelques frites
et puis ces cuisses de poulet
dont on mange même les os.
Là-bas, nous serons des rois,
assis à la table en faux bois
sous des poutres en polystyrène
on boira notre café crème.
Comme le moteur refroidit,
à Ouistreham on poussera,
où on verra les car ferries,
on écoutera en anglais
les haut-parleurs des compagnies
dire des mots qu’on comprend pas.
On rêvera de l'Amérique
en buvant une soupe aux huîtres.
Et puis on reviendra chez nous,
par la route aux ronds-points relous
pour économiser les sous
tout en prenant des raccourcis
loin des radars et des soucis.
Mon amour, quand on sera riches,
on dormira au Sofitel
dans les environs de Paris.
Et on prendra le RER
pour voir de plus près Disneyland.
Comme c’est trop cher l’entrée
on tournera autour des grilles
et on entendra les flonflons
des boîtes à rêve et à musique.
On marchera sur des chemins
parmi les champs de betterave
en contemplant de loin les tours
de plastique et de carton-pâte
les attractions multicolores.
Ce sera l'été, il fait doux,
on fera l'amour dans un bois
en écoutant les haut-parleurs
des grand huit, autos tamponneuses,
et des petits trains de la mort.
Il y aura le brouhaha
lointain des enfants qui rient, on
aura profité de tout ça
sans rien payer tant mieux tant mieux
ça nous rendra heureux, heureux.
On terminera le séjour
dans un F1 au lit friable
et puis on se mettra à table
au Mac Do au KFC
son vieux barbu qui vous sourit
comme un Joseph de cathédrale.
On lui répondra tendrement
en buvant notre Kronenbourg.
On rotera tout en songeant.
Mon amour, quand on sera riches,
on soutiendra nos libidos
en allant dans des club SM.
On y trouvera quelques vieux
qui se fouettent en disant « Je t’aime »
puis toute une armée de soumis
qui draguent en geignant : « Maîtresse »
et ils te montreront leurs fesses,
que tu punisses à l’envi.
Ils pleurent à tes pieds : « Madame,
châtiez-moi, je suis infâme. »
Quelque éléphant du socialisme
des professeurs et transgresseurs,
eux, vont en des salons privés
pour des pratiques plus osées.
C’est réservé à une élite
des vieilles pies aux grosses bites.
Mon amour, quand on sera riches,
on se payera ces soirées
pour après, de retour chez nous,
s’exciter de tous ces à-coups.
Et quand on se fera la fête,
on aura ce bordel en tête,
ce sera doux, ce sera doux !
Arthur Hughes - Ophélie
où est mon frère
au fond
de la rivière
il n'y est pas
car j'y suis et
je ne le vois pas
comme j'en ai
le cœur plein et
les yeux remplis
je me méfie
des ombres
des reflets
que j'y vois
il n'y est pas
là-haut
hors d'atteinte
loin
de mon étreinte
un soleil en morceaux
voilé à travers l'ombre
me rappelle que la vie existe
son or m'indiffère
me lacère
il ne m'enverra pas
sa chaleur
car il ne brille pas
pour les cœurs
plombés
tombés
tout au fond
de la rivière
aucune silhouette
sur la berge
prête à me hisser
à me sauver
où est mon frère
bien au fond
de la rivière
je suis seule
je suis celle
qui tombe
qui tombe
qui tombe
comme une pierre
pas celle
que tu relèves
pas celle
dont tu rêves
comme j'ai
le cœur
gros
à aimer
à avaler
une rivière
ne suffit pas
ne sera pas de trop
comme j'ai
le cœur
qui déborde
de mots
je me tais
je m'endors
au fil de l'eau
où je n'entends
que ton silence
où est mon frère
que fait mon frère
insta : @anna_s_kermen
photo de l'auteur
La lumière aujourd’hui
n’a pas daigné
saluer mon salon
je n’en garde aucune
rancœur
— sinon pour moi
qu’ai-je fait pour
être si sérieux
si vérace
— impénétrable
je pensai à mon enfance
moi qui fut rivière
allant sans rien savoir
des transports minéraux
le soleil y barbotait
goulûment
ses rayons clapotaient
tout y était chair de poule
autant dire clair et humble
nous riions sans crispation
Je n’ai pas été fidèle
à moutonner mes colères
mes contradictions froissées
mes petites pétrifications
mes calculs et mes autres
lâchetés faites au monde
Ce jour
je ramasse humblement
ma poussière
demain me dira bien
ce que je suis
ce que je ne suis pas
auteur inconnu
Surnuméraires
Semi-provinciaux, grands banlieusards,
nous logions dans de vastes hangars
anonymes que nous n’habitions pas.
Nés confinés dans nos campagnes
avec une avance dérisoire,
nous errions en sous-préfectures
où aucun tram n’aboutirait,
perdant nos centres de gravité
à mesure que s’amenuise l’espoir.
Le dimanche, on va en forêt,
bon bol d’air entre deux autoroutes ;
comme chien en laisse on pisse un coup,
rentre s’abrutir aux ondes hertziennes.
Quand on s’évade, il est trop tard,
cet exode est ancré en nous
et on apprend à composer
jusque dans nos moelles épinières.
Nous sommes des hordes de surnuméraires,
zonards, zombis, flous et hagards,
effacés des images d’archives,
rayés des registres, des radars.
On nous éduque à la patience,
à sagement faire nos devoirs ;
polis et muets comme des pierres,
nous ne nous berçons pas d’histoires.
Nous nous souviendrons d’Anaïs
qui au plaisir nous initia,
des émissions du samedi soir,
du mélange de pomme et de vodka,
des Noëls tristes et des œufs de Pâques,
des parents faisant semblant d’y croire,
des vacances au bord de la mer,
aux mêmes dates, aux mêmes endroits.
Il ne fallait pas le monter le volume,
il fallait effacer nos traces ;
il fallait bander dans les clous,
ne surtout pas manger l’espace.
Comme l’unique cinéma
clignote de ses blockbusters
face au bowling - zone commerciale-,
les témoignages de nos vies sur terre
doucement s’estompent dans l’air du soir
Turfu
C’est un petit soir à Marseille
Et le vent souffle sur l’avenir.
Qui en devine le fond absurde ?
Son chant baroque ou minuscule ?
La vie superbe qu’il annonce,
Avec ses airs de victoire ?
Verra-t-on dans la vérité qu’il chante,
La faiblesse de ses armes ?
Et comment ne pas voir aussi,
Dans le profond de son sourire,
Dans la jolie révolte qu'il porte,
Son refus d'aboutir.
image de l'auteur
Mosaïque
Par petites touches, petites pièces
Construisant mosaïque chemin
S’animant en couleurs mélangées
Mélangeant porcelaine les instants
Instants du chemin coloré, parsemé
Sinueux, ce chemin porcelaine
Porcelaine s’ajoutant par touches petites
Touches de mots, pièces aimantes
Porcelaine fine, colorée et vibrante
Du chemin incomplet, lacunaire
Aux mots dépareillés, oscillants,
Pièces porcelaine colorées s’agençant
Formant improbable le chemin
Fragmentaire, chemin inavouable
Conduisant vacillants les pas
Tremblement des cœurs porcelaines
Vers ces instants fébriles, fragiles
Ces chers instants colorés marquants
Instants savourés sur chemin mosaïque
Inachevé chemin en mosaïque vers toi
auteur inconnu
ÉLEVAGE SAUVAGE
Mâles castrés, oreilles coupées :
Mise en préparation !
Queues tranchées, becs meulés :
À vif, ces amputations !
L’animal est maintenant prêt :
Apte à la production !
Ces centimes font rendement :
Voilà la croissance !
Performer pour l’amortissement :
Objectif finance !
L’animal, déjà mis en aliment :
Performance !
illustration originale de Philippe Chevillard
Le cuir
Le cuir de nos amours
exhibe ses entailles
Je passe la main sur les blessures, les cicatrices
imprime sur ma peau la dentelle des bords
Empreinte des remords
On s’étripe, on s’éviscère
nos lignes de conduite s’écrivent à cœur ouvert
Transparence des ruisseaux de sang
qui zigzaguent entre les rochers
Les patrons de nos deux corps mal ajustés
attendent qu’un couturier fantasque
les drape d’un tissu moiré
et les faufile de blanc
que les coutures apparentes
guident les petits poucets
que nous étions, souviens-toi, avant de nous égarer
Nuée - photo de l'auteur - 2022
arbres
une seule injustice et c’est celle de naître
les siècles sont figés les heures sont inertes
arbres nous revenons à ceux de la genèse
que sommes-nous ? un corps que la souffrance innerve
l’aube n’est rien de plus que de l’imaginaire
nous dormons regard givre et nous rêvons yeux neige
dérivons-nous sur une ou bien plusieurs planètes ?
©Gil Goulpié
L’ombre épousant la lumière
Bienvenue à l’enfant que je n’aurai jamais
il court déjà dans les herbes folles
Bienvenue au futur de mes amis
pour eux j’avais le désir de naître
sous leurs sabots aux pointes givrées
c’était un désir sans volonté ni rituel
avec juste la transparence à mon seuil
mes visions fraîches comme pains de l’aurore
Bienvenues les femmes de pailles et d’or
dont j’envie la flamme dressée
chaque nuit pour réparer le monde
Idem les funambules et jongleurs qui brisent
la roche pour en sucer l’âme
ils sont guetteurs de joies ravaleurs de mensonges
et bien plus nombreux les yeux dans le dos
que dans nos chansons nos aventures humaines
Alors comment allons nous dire
l’odeur de la fête qui frappera tantôt
Peut-être
Bienvenue la chose hantée en sa pure merveille
photo de l'auteur
une chance
s'il reste une chance
mince infime ou immense
cela vaut la peine je t'aime
juste une fissure
murmure dans le mur
cela vaut la peine je t'aime
s'il reste un copeau
de nos plus vieux fagots
cela vaut la peine je t'aime
juste un brin de vent
de nos grands ouragans
cela vaut la peine je t’aime
©Erik Johansson - Impact
Garde-robe
Il s’était fait un beau costume
Brodé de nuit
"Ça devrait faire fuir le bonheur"
Qu’il a dit
Elle avait cousu des miroirs
sur son corps nu
"Il se verra comme je le vois"
Qu'elle a cru
Et ne sachant pas comment le
Déshabiller
Elle fit tomber toute son armure
En premier.
(et comme il y avait du verre partout
elle a fini par se blesser
et c’est une bien triste fin)
Cathy Garcia Canalès
REPOS DE L’ARME
Ainsi m’ont-ils eu
et déjà tu le savais,
et durant le temps qui fut le nôtre ̶
échangeant nos saveurs intimes,
trafiquant nos humidités crues,
reconnaissant tracé et inconnu
le passage ancien
d’une source claire
encore sourde de nous ̶
tu ramenais l’ombre à sa brute matière
dans tout l’espace scellé maintenant
sur mon front, ruisseau de pluie
portée vivante par le vent
que je sais être toi,
ô l’Infiltrée, l’Échappée des lacunes.
Xiaoming Yang
TÊTE À L’ENVERS
Prisonniers de nos tours syllabiques,
À écrire des mots
Quand d’autres vivent des histoires,
Laboureur de lumière
À la lueur de l’encre noire,
Nous cherchons libération
Dans le jour virevoltant,
Quittant nos maisons de papier
Pour de plus grands espaces.
Ne plus s’interdire de rugir,
Sentir l’existence nous souffler ses poèmes,
Souffleuse de verre brûlant,
Modelant
La finesse de nos êtres.
Attendre la dernière expiration
Pour se bomber de flamme,
Voir nos matières rougissantes
Prendre forme
Sous l’inspirante lave
Et revenir
Parfois à la marge
Parfois à la page
Graver nos lignes muries
Sur nos cahiers
Devenues mémorielles.
https://m.facebook.com/eric.moutier.3
Le passage
Le gamin descendait du Chabre
Il avait chaud je l’ai arrêté
Il m’a dit
“j’viens de là-haut”
J’ai regardé la montagne
haute, verte dans cette apparence immobile
qu’ont les arbres regardés de loin
J’ai encore songé que les hommes étaient nés là-haut
de ces arbres étrangement silencieux, attentifs
s’élevant lentement vers le ciel
sans répit
Je songeais à cela en regardant cet enfant échappé de la montagne
que les arbres avaient connu
écorce rompu des siècles et des légendes
La légende d’un monde qui avait relevé les arbres pour en faire des hommes
“T’es passé par le col de l’ange ?”
Il savait pas trop...
“T’as rencontré des anges ?”
“Non il m’a dit... personne...”
“Alors c’est qu’tes pas grimpé assez haut”
Il avait l’air sympa.
Il me regardait sans se foutre de ma gueule
Alors j’ai ajouté
“De toute façon tant que t’en seras pas un
t’en rencontreras pas”
Ballons 20/21 Juillet 21
tableau de René Mazyn, tous droits réservés
Les exégèses exagèrent :
Dans ces Livres pleins de virgules,
que l’histoire a lentement essuyées,
Tout peut se voir et s’interprète,
et si l’on s’en tient au seul mot,
ce sont bien des pages glauques d’horreurs !
Et comme on peut pas faire pire
et que le délit plagiaire est proscrit :
« Écrivons nous-même notre livre sacré ! »