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LA REVUE EN LIGNE : LES SOLIFLORES - Page 2

  • Soliflore 111 - Yvan Robberechts

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    CANCRE

     

    Cancre…
    Dix ans de mitard à buller au fond d’une classe,
    suivre une plume invisible livrée au vent. 
    Dix ans de trous d’air et de brumes. 
    Dix ans à me téléporter de vagues en vagues, 
    ma peau sur une chaise où mes idées divaguent. 
    Dix ans de solitude… presque cent.

    Cancre. Cancrelat, petit cafard assoupi, 
    déguisé en écolier, trahi par ses antennes. 
    Bousier indécrottable.

    - « Il ne fera jamais Polytechnique » (moue navrée et entendue). 
    Litote,  licence poétique.
    Continuer à vaquer à mes songes. Envers et contre tous. 
    Rester focus sur la téléportation, mon petit domaine d’expertise.

    -  « Yvan, au tableau ! »
    Calcul du périmètre d’un cercle. 
    Pris en flagrant délit de téléportation. 
    Le nez dans le pot de miel de la liberté volée, dérobée à l’institution. 
    Me pousse un groin entre ma chaise et le tableau. 
    Le maître se paie la bête. Bête à manger du foin.
    Rien… Presque rien … Rien que moi et le tableau,
     … Moi et ma craie, …  Ma nullité et moi. 
    Mon groin dans la fange et ses clapots de honte.

    J’aurais pu devenir mauvais, hargneux, 
    à boire jusqu’à la lie le jus amer de la défaite. 
    Moi et ma nullité on vous emmerde !!
    Revendiquer cette médiocrité, étendard de mon identité enclavée. 
    Persister et signer. A la lame et dans le sang. Cruel à mon tour. 
    J’en ai eu longtemps la tentation.
    Allumer les mots par la mèche et les jeter à la face 
    des faux-semblants, des évidences et des litotes, 
    faire péter le malheur et la honte.

    Il a fallu se débarrasser du petit niaiseux,
    …Oublier. 
    Plier mes antennes et mes ailes, les ranger sous le pupitre, 
    me désincarcérer de ce corps d’insecte,
    laisser ma mue de blatte accrochée à la chaise devant mon bureau vide. 
    Dernier regard sur la scène de crime.
    Fermer la porte.

     

     

     

     

  • Soliflore 110 - Isabelle Garreau

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    RETOUR À PECH MERLE

     

    la pierre est chair

    où vit la rhétorique magique des images

    peuplant la même aspérité

    mammouth buffle tigre cheval

    par transparence on lit

    emballement dévoration vitesse frayeur fuite et chaos chair chair

    le réel se conforme à de telles objurgations

     

    oui nous ferons des signes

    nous mettrons en scène

    nous manierons le symbole

    nous créerons un langage vivant

     

    nous mêlerons la salive et le sang

    le pigment et les cendres

    lapis et carmin régurgités

    par nos sarbacanes

    nous sommes la bouche

    qui crache

    au cortex de la grotte

    ces images rétiniennes hors du temps

     

    la camera oscura

    transmute nos mains en négatif

    monstration des reliques

    la hyène digérée par l'ours digéré par l'image digérée par la grotte

    dans son intimité suintant le souffre

    un boyau retient prisonnières

    les images inverses apposées

    au cerveau de la grotte

     

    on voit son œil blanc et fendu

     

    ombres mêlées

    le mammouth la biche l'aurochs la tête d'ours l'homme la femme la femme treize fois la femme le point la jument le brochet

     

    ce langage c'est Eurydice aux Enfers

    et nous voudrions en retirer quelque chose

    alors nous rebroussons chemin

    chemin rebroussé au-delà du texte

    au-delà de la feuille

    au-delà de l'articulation

    par-delà les limites que nous nous sommes infligées

    nous rebroussons chemin vers l'image pure

    le signe vivant

     

     

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  • Soliflore 109 - Pierre Théobald

     

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    ©Heather Plew

     

    Sucs à plaies 

     

    Ici ou là coulent leurs plaies 

     

    En cônes enroulés 

    Leur haché vert à apaiser 

    S’inhale en cautère herbacé 

     

    Ici ou là coulent leurs plaies 

     

    Contre un mur ou bien cachés 

    Fondre la came en suc troublé  

    Et par la veine les panser

     

    En silence regards concentrés

     

    Ô bonbon Éden à avaler 

    Chimie d’instants colorés

    Tout éteindre et s’envoler 

     

     

     

  • Soliflore 108 - Yvan Robberechts

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    Étude de Nuages de John Constable

     

     

    Nuage...

    ...qui ne s'achète ni se vend
    ni se soumet ni se prend
    ni se contraint ni se consomme
    indispensable à rien ni à personne

    archives éphémère pour poète indigent,
    traversé de vide, boursouflures du néant,
    confluents du rêve, de la pluie et du vent

    dans tes flancs vague à l'âme
    dérivent les mémoires fantômes,
    cartographie errante de pensées perdues,
    rêves oubliés, souvenirs diaphanes,
    archipel des songes, écumes filigranes

    Mais bientôt les orques grondent
    et roulent dans les hauts fonds de tes limbes,
    percent de leur sang noir
    les entrailles de tes brumes
    et soufflent aux oracles du chaos
    les présages à venir...

     

    septembre 2019

     

     

  • Soliflore 107 - Fabienne Roitel

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    Depuis longtemps, que mon père et le père de mon père et d’autres avant eux
    m’ont donné le maillet et le ciseau, le burin et la pierre
    je suis fils, artisan, compagnon en apprentissage
    sans gants ni tablier 
    vers un lieu d’harmonie  
    cent fois espéré 
    les gestes se superposent aux leurs
    pour suspendre le temps sans jamais y réussir.

    Mon père et le père de mon père et d’autres avant eux
    m’ont légué un poignet osseux, un cuir rêche, une mémoire mosaïque
    je m’éloigne des berges d’un fleuve qui fut le leur, qui fut origine, qui fut fardeau
    qui fut voyage
    ma joue posée au creux de l’effort 
    mes paumes lisent la douceur comme une autre manière de s’abandonner.

    Mon père et le père de mon père et d’autres avant eux, ces fils de plomb
    avec lesquels je me réconcilie surveillent et éclairent mon espace
    de liberté. 

     

     

  • Soliflore 106 - Fabrice Fossé

     

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    œuvre de l'auteur

     

    En haut de la tour sur la colline

    Tu touches le ciel du bout de tes doigts

    Et les nuages autours de toi

    Se moquent de moi

    Se moquent de moi

     

    Hivernale   hivernale

    Tu es mon hivernale

    Tu es mon hivernale

     

    Dans ton château au cœur de la nuit

    Tel un rapace tu guettes ta proie

    Et les étoiles haut-dessus de toi

    Se moquent de moi

    Se moquent de moi

     

    Hivernale hivernale

    Tu es mon hivernale

    Tu es mon hivernale

     

    De ton nid de glace tu souffles le froid

    Un baiser du nord qui mord sa proie

    Et le temps qui règne

    Me dicte sa loi

    Me dicte sa loi

     

    Hivernale  hivernale

    Tu es mon hivernale

    Tu es mon hivernale

     

     

    https://www.youtube.com/channel/UC86Sn9--6L3EJsAUUM0E2Sw

     

     

     

  • Soliflore 105 - Nathaël Bethencour

     

    Nathaël Bethencour_n.jpg

    photo de l'auteur

     

     

    L'espoir est capital

     

     

    Il a le pas rapide de la hyène, il s'offre en holocauste au grand capital.

    Dieu est une ruine, sur laquelle les gargouilles tombent et se fracassent.

    Les enfants ont peur du masque du corbeau, des petits Moha disparaissent.

    Sur les hautes collines, les prisons de Babylone grouillent du cri des infamies.

    Baladant ma carcasse et mon chapelet, je rentre en payant dans Notre-Dame.

    Le spirituel est une sinistrose, l'art est une mangeoire d'usurier.

    J'ai goûté de l'œil la rue du Cherche-Midi, il n'y avait que des dents blanches.

    Je tournai vers la rue du Dragon pour y chercher la demeure de l'Ours Hugo.

    Ma vie va aussi vite que l'échange des marchands du temple et des veaux éclatants.

    J'ai hurlé dans le métro que je ne voulais pas d'argent, ils baissaient les yeux.

    À la Butte Montmartre, je me suis acheté un tissu, j'en ai fait un pagne.

    J'étais nu, quant au cœur du printemps, j'ai senti un oranger du Mexique, ô senteur !

    Ivre de ma folie, j'ai regardé la capitale, avec l'œil de la pitié.

    Je me suis allongé sur l'herbe menue, pour prier, des images d'animaux m'envahirent.

    À mon réveil, l'amante inconnue me caressa, elle était de toutes les nations.

     

    Paris c'est l'aumône du miracle !

     

     

  • Soliflore 104 - Isabelle Bois Cras

     

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    photo de l'auteur par Jean-Marie Cras, photographe

     

    Plastique

     

    Alerte !

    Lèpre de la terre,

    Gangrène des berges,

    Interstices humanoïdes entre limon et humus,

    Qui glisse ses métastases dans les dermes de nos sols.

    L’indigeste plastique dégueule sur le rivage des fleuves,

    Et incruste ses couleurs criardes dans l’humble nature.

    Il souille,

    Il tue,

    Il mine la plénitude des paysages, le mystère des sous-bois,

    Tranche l’équilibre des rizières et des campagnes du monde.

    Des rives de l’Ouémé traversant le Bénin aux temples du Cambodge,

    Des criques méditerranéennes au vert bocage normand,

    Des cimes Himalayennes aux abysses Atlantiques,

    Les poches volent au vent et flottent dans les courants,

    Accrochant follement aux branches et aux algues leurs anses insécables.

    Membranes informes…

     

    Cancer des océans,

    Magma meurtrier

    De particules indestructibles,

    Qui flotte entre deux mers ;

    Entre La Californie et Hawaï,

    Dérive la nappe immonde,

    Charriée par les courants.

    Le septième continent engloutit tout,

    Étouffe les coraux,

    Emplit les ventres des baleines,

    Emmêle les tentacules des poulpes.

     

    Plastique,

    Que ce mot est comique ; 

    Place-tique, plassstik, plaztik, clastip,

    Il saute en bouche et rebondit comme une petite farce,

    Qu’il est doux, ce mot qui claque la langue et tape les dents,

    Choque le palais et pousse les lèvres,

    Il se moque !

     

    Plastique,

    Jamais il ne s’efface.

    Quand l’homme périra,

    Il disparaîtra dans un sac

    Et deviendra poussière,

    Le sac demeurera.

     

    Alerte !

    L’écosystème est en péril et l’équilibre bascule,

    Alerte !

    Sur les chemins du monde, ramassez, recyclez.

     

     

     

     

  • Soliflore 103 - Parme Ceriset

     

     

     

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    illustration de l'auteur

     

     

    L’enfant de l’aubépine

     

    C’est un petit enfant tombé d’une branche morte, 

    Chassé du nid douillet de la pré-Vie.

    Il est né différent, il se nourrit de roses sauvages, 

    Il ne sent plus les épines qui déchirent son cœur sage.

    Il avance dans l’ombre mais il se bat,

    Il a en lui toute l’âme du monde...

    Et le feu inextinguible

    De la joie.

     

    http://parmecerisetlaplumeamazone.over-blog.com/

     

     

     

     

  • Soliflore 102 - Kiko

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                                 ©Kiko

     

     

    Le der des doutes

     

                            File beauté File

                            Reste fier              Tu es magnifique

                                               & bien plus encore

    Reprends confiance malgré les chagrins & leurs suites

                            A l'infini

                            La répétition du geste

                                      de l'espoir à chaque fois renouvelé

                                                              Brisé

         Non merci tu es gentil

                    Laquelle des deux a les plus petits seins

                                         Tombent-ils

                                         se cherchent-ils             seulement

    La douleur aveugle

    C'était tout bonnement l'âge             Bonsoir        Bonjour

                                        A la prochaine

                                          si la came n'est pas trop forte

                  Perdre son chéri

                        son frère à l'adoration des minorités

               Illes sont sur le même fil

               Trop occupé(e)s à ne pas chuter     Illes n'ont fait que se croiser

                                          Illes seront pris de spasmes ce soir

                                          Illes n'ont rien vu

                                                    rien connu

                                          Tout était pourtant là

                                                     à portée de main

    Le vent          La lumière        Les étoiles

    Seul(e)s en un hasard illes seront deux

                              deux & plus qu'un(e)

                   Si par surprise illes chutent ensemble

                   C'est en riant qu'illes se relèveront du sol bétonné

                                        Qu'importe les blessures

                                                passées

                                                actuelles

                                                à venir

              Illes n'ont plus peur

                               A leurs âges illes ne risquent plus rien

                 

                               MERCI AMIE      Je l'espère

     

     

    Longpont-sur-Orge – samedi 22 août 2020 – Après-midi

     

     

     

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      ©Kiko

     

     

     

  • Soliflore 101 - Jérémy Semet

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    photo de l'auteur

     

     

    Goût de trésor 

     

    Dans "Les forêts de Sibérie"

    Sylvain Tesson parle d'une vieille coutume russe

    Celle qui 

    En hiver 

    Consiste à éparpiller

    Autour de sa cabane

    Des bouteilles de vodka qui

    Une fois le printemps

    Réapparaîtront à la fonte des neiges

    Sortes de trésors plus que bienvenu 

     

    Je ne suis 

    Pas plus que ça 

    Porté sur l'alcool 

    Mais depuis qu'il neige ici

    J'y repense

     

    Et je me dis

    Que j'aimerais ralentir le rythme 

    Sortir de cette sarabande infernale 

    De covid

    Du confinement 

    Me glisser sous le tapis de neige

    Trouant la peau de l'hiver 

    Et m'y loger

    Comme un ver

    Puis attendre 

    La belle saison

     

    Il y aura bien

    Une âme 

    Pour qui ma réapparition 

    Aura comme un goût 

    De trésor

     

     

     

     

  • Centième Soliflore ! - Antoine Durin

     

     

    Détail du tableau LE DEPART A L'ECOLE de Philippe Durin.JPG

    Détail du tableau Le départ à l’école de Philippe Durin

     

     

    Qu’importe la hauteur de la porte de la maison

    car elle ne reçoit que des ombres courbées.

    Ensuite, elle ferme les fenêtres de bonne heure

    pour ne pas les projeter dans les arbres dénudés.

    Il y a des soirs où elle a vu pleurer des sèves noires

    le long des méandres de l’écorce du temps.

     

    *

     

     

     

     

  • Soliflore 99 - Adeline Raquin

     

    Adossée à la nuit Adeline Raquin ok.JPG

    ©Adeline Raquin

     

    Adossée à la nuit

     

    Dans la bolge du souvenir,

    cris d'airain qui te hèlent,

    cris d'hommes aux yeux fins,

    poumons forts et cris d'acier.

     

    Dans la bolge du souvenir,

     

    claquent les rires qui rident la surface des flaques d'échos enlacés.

     

    Au fond de la caverne aux parois brunes,

    le bois imputrescible se met à flotter,

     

    témoin noir, témoin plein, témoin sage des temps passés.

     

    Mais regarde,

    regarde le jour qui résonne des nids étales des alouettes.

     

     

    À plat, face au ciel brûlant, l'oiseau, bec ouvert, fait bruire les herbes sèches.

    Mais regarde, le mulot qui ventre à terre défend son être, qui ventre à terre remue la terre, la fait tourbillonner en poussière sous la charge du vent.

     

    C'est là,

    face au vide,

    les yeux piqués dans le ciel qu'il faut se tenir.

    C'est là,

     

    le dos encore engourdi par l'haleine fraîche des morts, le corps ouvert à l'air sifflant,

    que dans la fixité du ciel, la lumière viendra déposer son lit de cendres irradier ta pénombre, jusqu'à t'en rendre les yeux blancs.

     

     

     

  • Soliflore 98 - Virginie Seba

     

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    photo de l'auteur

     

     

     

    DEVENIR TROU


    Faire des trous
    Remplir des trous
    Boucher les trous
    Changer de trou
    Fuir les trous

    Découper des trous
    Compter les trous
    Vider les trous
    Trier les trous
    Alimenter les trous
    Surveiller les trous
    Balader les trous
    Fleurir les trous
    Arroser les trous

    Parler aux trous
    Soutenir les trous
    Applaudir les trous

    Vendre des trous
    Acheter des trous
    Échanger des trous
    Trouver le meilleur trou
    Penser :

    c’est un bon trou
    L’adopter
    Faire son trou

    Filmer les trous
    Jouer comme un trou
    Admirer les trous
    Encenser les trous
    Adorer les trous
    Embrasser les trous
    Lécher les trous

    Gratter les trous
    Curer ses trous

    Virer les trous
    Déloger les trous
    Casser du trou

    Ramasser des trous
    Offrir des trous

    Rencontrer des trous
    Planifier des trous
    Engendrer des trous
    Éduquer les trous
    Dompter les trous
    Graisser les trous
    Tromper les trous


    Tomber dans le trou
    Voir le fond du trou
    Sentir le trou
    Parler le trou
    Avaler des trous

    Devenir trou

     

    https://www.slamchante.fr/


     

     

  • Soliflore 97 - Julie Cayeux

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    © Camille Moukli-Pérez 

     

    Un amour de jeunesse

     

    Mon premier amour s’appelait Croûte.

    Il n’était pas méchant, seulement il me grattait.

    Il me grattait la vie, il me grattait l’amour, il me grattait jusqu’à la nuit.

    Arriva ce qui devait arriver.

    A force de me gratter, Croûte est devenu une plaie.

    Une plaie purulente, dont je n’arrivais pas à me débarrasser.

    Je ne le souhaite à personne.

    Il me chantait des sérénades.

    Veux-tu fermer ta gueule ? je lui répondais sèchement.

    Je ne sais pas ce qu’il est devenu, ce brave Croûte.

    Tout ce que je puis vous dire, c’est que depuis nos différends,

    dès qu’un amour me gratte, je disparais.

    La fuite reste encore le moyen le plus efficace de se prémunir des plaies.

     

     

     

  • Soliflore 96 - Romain Richard

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    Léon Spilliaert, "Arbres, blanc et noir" (1941)

     

     

    Il y a trop

      

    Il y a trop

    Il y a ces arbres monstrueux

    Qui m’observent la nuit

    De leurs yeux grands ouverts

    Qui m’observent de haut

    L’air sévère

    Et moi qui suis petit

    Si petit

    Ramassé

    Tête au sol

    Interdit

    Étranger 

    Importun

    Déplacé

     

    Moi tout seul dans le noir

    Où les formes enfouies

    De l’esprit

    Me découpent un monde

    Inhumain

    Moi de trop comme humain

    A l’heure où sont les choses

    Où l’être n’est personne

    Où gagne la matière

    Où je ne suis plus moi

    Où rien n’est plus que masse

    Insignifiante masse

    Au regard impérieux

    De ce qui n’a pas d’yeux

    Et l’esprit

    Quand le noir le libère

    De ce qu’il reconnaît

    S’abandonne à ses affres

    Tenté par l’ombre d’y plonger vers le grand fond

    Son propre fond qu’il craint

    Son fond qu’il réalise 

    A mesure

    Qu’il n’ose le trouver

     

    Mais aussi

    Il y a la lumière

    Qui grouille de matière où le regard s’épuise

    De ne pouvoir l’épuiser elle

    Il y a ses grands yeux si perdus

    Qui me jouent me délaissent

    Et puis m’aiment

    Et son cou frêle au point que paraît lui peser

    Une tête elle-même si frêle

    Un visage si fin si joliment tourné

    Un petit nez troussé

    Puis sa bouche au dessin plus parfait

    Que celui des grands Maîtres

    Une lèvre infinie que pourtant

    Un menton délicieux

    Ponctue de sa virgule

    Mais il y a trop encore

     

    Un constant sentiment d’être pauvre

    Le savoir humilié

    L’esprit insuffisant

    Faillant toujours à ses amours

    L’harmonie du présent

    Déborde tous mes sens

    A plus forte raison mon esprit qui l’admire

    Perdant de l’impression tout ce qu’il veut en dire

    L’harmonie du présent

    Excède la caresse

    Que lui portent mes mots

    Jamais ils ne pourront

    L’aborder que de loin

    Jamais ils ne sauront

    L’embrasser tout entier

     

    Alors mes yeux s’épuiseront à voir

    Mon nez à respirer

    Mon oreille à entendre

    Tout mon sens à sentir

    Ce que rien ne peut dire.

     

     

     

  • Soliflore 95 - Cédric Landri

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    Une déchirure dans le vêtement planétaire,

    déchirure entre les espoirs les couleurs les flirts

    et les disparitions dans les écumes du temps

    de tants d'espèces.

     

    Le sang coule à flots sur la plaine béante,

    tandis que des volcans éternuent des plastiques

    dans le ventre des océans.

     

    Et au coin du globe crachotant,

    l'ours pôle erre.

     

    Pendant ce temps on visse à la chaîne

    des smartphones qui grillent le pain

    ou des robots qui tombent amoureux.

     

    Au lieu de former

    des infirmiers de la Terre.

     

     

  • Soliflore 94 - Pierre Bastide

    Caramelle est une grenade inoffensive. Si on goupille bien son truc, il demeure secret, et on peut la savourer lentement. C’est une transe dans le bouche, d’où son nom Caramelle Mou. C’est succulent.

     

    Évidemment, si on ne fait pas attention, si on veut précipiter le mouvement, elle vous pète à la gueule et vous en prenez plein les dents !

     

     

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    Ainsi va la poésie

     à la saillie du cri

    comme une voix sur l’indicible

     

    comme un doigt sur la plaie

    le couvert est mis à l’aveugle

    sur le continent noir de la beauté

     

     

  • Soliflore 93 - Éric Bouchéty

     

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    "Ciel haut" - photo de l'auteur

     

     

    À l’heure grave 

     

    À l’heure grave, à l’heure constante,

    Comme aux autres heures passées,

    Maintenant que l’eau ne t’abreuve plus

     

    Que la bouche sèche a épuisé

    Ses grands chemins, ses lieux communs

    Goûtons-nous entre les deux espaces

     

    Tends l’évidence de ta gorge

    Maintenant qu’il n’y a plus de ciel

    Tends-y l’échelle de tes jambes.

     

    Dans l’heure juste, dans l’heure sensible,

    Apprends-moi le désir sagace,

     

    Ce qui nous tient sur le chaos.

     

     

     

  • Soliflore 92 - Clément Bollenot

     

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    ©Sylvie Frénillot - Quartier de Perrache - Lyon

     

     

    le tunnel avale le tram et moi aussi

    les lumières clignotent

    fragiles comme des lucioles

    le serpent de fer rampe mollement

    sur la voie ferrée

    ses yeux jaunes éblouissent la nuit

    je sens les murs vibrer le sol trembler

    et les lettres noires qui se détachent

    des murs ternes salis par la vie

    ACAB

    en ville pas besoin de lire le journal

    ni de regarder la télé

    tout est sur les murs

    ACAB

    les murs se souviennent

    si les images sont interdites

    ACAB

    mon index repasse les lettres une par

    une

    le tram est passé

    sa voix se perd près de la sortie

    et l'œil de la vidéosurveillance

    est braqué sur moi

     

    www.kildaprojet.com

     

     

     

  • Soliflore 91 - Tom Saja

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    photo©Daphné Castreau-Charara

     

     

    Kos

     

    Sable Grec

    Mer Égée

    Embruns de temps immémoriaux

     

    Le soleil renait derrière les montagnes

    De l’ancienne Halicarnasse

     

    Visages salés

    De silhouettes

    Qui veulent vivre

    Ardemment

     

    L’amour ne manque pas

    Mais que le monde en manque

    Immanquablement

     

    Ce monde n’est pas juste

    Et nous sommes nés du bon coté de la mer

     

     

     

     

  • Soliflore 90 - Anne Barbusse

     

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    on entre dans l’ère des femmes révoltées : le jardin se vêt

    de vignes vierges rouges comme les combats

    et les femmes hurlent le machisme surplombant,

    les coups, les professions perdues pour cause d’amour maternel

    (dans les divorces les pères demandent la garde pour que les mères

    ne puissent pas partir, ils possèdent l’enfant-objet et tu renonces à un poste universitaire)

    l’homme révolté c’est fini

    alors les femmes se lèvent

    elles en ont assez du machisme des pères des maris des maires des chefs

    elles sont #metoo par étouffement, pleurs, abnégations, face aux plantes ravagées

    les femmes opposent les luttes, manifestantes insultées et vivantes

    plus Marianne que le monde détruit, face au béton

    et aux maires, aux conseillers municipaux inamovibles et

    à la démocratie grippée, aux petits chefs ridicules et désuets

    face aux campagnes désertées, aux friches et vignes arrachées

    et aux lois faites par des hommes pour des hommes, (tu l’as dit à la présidente de l’université années 90, aube du second millénaire, les interruptions de thèse sont autorisées pour service militaire mais non pour congé maternité)

    cela le monde au tournant du millénaire, cela les forêts tranchées, le global warming

    et l’anthropocène absolu

    cela les violences silencieuses et urgentes, le monde à nos pieds exténué

     (étudiante tu ne coucheras pas pour obtenir un poste de secrétaire auprès d’un haut fonctionnaire parisien, poète tu ne coucheras pas pour subventionner un livre auprès d’un vieux maire crapuleux de province)

    droit de cuissage primitif et privilège des hommes mûrs du XXième siècle

    le capitalisme est plus masculin que nos rêves

    au village les femmes sont les seules à hurler au maire leurs révoltes criblées de blessures

    les femmes prostrées se lèvent

    contre les pères qui frappent (soulèvent la petite fille de terre en la tenant

    par ses longs cheveux frisés et dénoués) contre les maris

    qui frappent (parce que nous disent hystériques)

    contre les amants alcoolisés ou camés contre les coups - le fond de teint

    que tu te mets sur le visage le lendemain car

    c’est toi qui as honte d’être la battue de source sûre (avec le père la lèvre

    éclate de sang, mais en grandissant tu as appris à courir vite

    à faire vibrer la rampe d’acier de l’escalier pour t’enfermer

    dans les toilettes), avec le temps tu n’as rien appris

    puis tu jettes ton corps de femme à la face des mondes

    et tu éclates avec les oiseaux, et tu montes en haut

    des arbres pour que le ciel t’absolve, pour que tilleul et acacia

    te pardonnent d’avoir été la frappée, la battue, la folle

    (tu prends des coups parce que tu es folle, disent-ils, répètent-ils,

    ou mauvaise, ce sont leurs termes inébranlés)

    alors tu construis des ZAD et des pancartes rouges, tu bouleverses le cours

    des pouvoirs et tu tiens tête à tous les chefs fonctionnarisés par excès

    et dehors les plantes prennent courage

    la vigne vierge rougit sans honte

    tu seras la révoltée vierge telle la vigne rouge

    et tes pas divorcés auront l’aplomb des arbres fiers comme des ciels

    et ton cri aura la gorge tranchée de féminité et de lune, tu seras

    #metoo dans le réel exalté et les hommes n’osent plus,

    parmi l’effondrement de toutes les biodiversités, décapiter tes désirs

    surnuméraires et tes accouchements flambants et alors

    tu dresseras ta maternité comme une création intempestive tu joueras

    Delacroix pour de vrai mais sans le drapeau tu

    éteindras tous les bûchers dressés par la Didon malheureuse

    et tu prendras les rênes, dans le cours de l’histoire effondrée

    parmi vergers et landes – un soir de juin, le maire abandonne la préemption du potager et

    toutes les plantes respirent, le tilleul pleure d’été – alors les femmes

    sont du côté des oiseaux, tout en haut des arbres elles

    se jettent dans les mots écologiques, dans l’écriture la jamais battue l’instinctive

     

     

     

  • Soliflore 89 - Chris Giot

     

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    John Terlet, University of Adelaide

    Graphite laissé par la mine d'un crayon sur du papier vu au microscope

     

     

    Je nous ai vu l’un mourant du pouls de l’autre de ces éclats qui font pourrir les corps plus vite, satisfait de la couleur qui murmurait au sol une histoire de nerfs et sans ponctuation, de nerfs à sectionner et sitôt fait. Pourquoi pas ma béance, calice, et langoureux le sel sur les bordures à vif, le bien être du sel, hurler d’absolu devant le monde, en flammes devers nous. Une justice d’abîme. Mais c’est mettre trop de chaux, et sur quoi encore ? Sur la terre sèche de nos fripes, qui ne connaîtront pas les braises du dehors pour être promises au calcaire.

     

     

     

  • Soliflore 88 - Nicolas Saeys

     

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    Mark Jenkins – photo : ©Gilles Bergeret

     

     

    CHOC

     

    Un coup dans la tête

    ça sonne dur ça résonne creux

    je n'ai pas vu le mur arriver

     

    Je parlais du coup j'avais la tête ailleurs

    un songe en image résonnant acoustiquement

    je n'ai pas entendu le vent

    dont l'attention soudaine aurait pu m'avertir

     

    la tempe comme un tambour de cloche

    ce coup pris en pleine ascension du vide

    sur un moi tremblant entre deux rêves oubliés

     

     

    http://aureoledessatyres.over-blog.com/

     

     

     

  • Soliflore 87 - Bernard Malinvaud

     

     

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    ©cathy garcia canalès

     

     

    C'est un voyageur

    Sur les traces de l'aube

    Il suit la migration des rails

    Le cheminement des fleuves.

     

    Il cherche la ferveur

    Qui pousse sur le bord des routes

    Invite ses pas de traverse

    Dans un été buissonnier.

     

    C'est un explorateur

    Dans l'imminence des regards

    L'espérance sur le qui-vive

    Il lance des vœux aux étoiles.

     

     

     

  • Soliflore 85 - Sarah Lecina

     

     

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    ©Caspar David Friedrich - L'Abbaye dans une forêt de chêne

     

     

    Ruines III

     

     

    Lui,     qui toque

    aux fenêtres noires

    pupilles-mouches

    courant d'une étincelle à l'autre

    et tes joues                  qui tremblent

    entre les vitraux de tes finalités

    jalouses du baiser du vent

    sur tes chevilles.

    Les arabesques sombres de sommeil

    s'éveillent à l'interstice de la nuit :

    je veux tomber à l'envers

    de tes yeux.

     

     

                Les yeux chavirés d'alcools

    il fallait écrire, à présent,

    sur l'amour des failles et des soubresauts violents.

    Pas une ruine encore ;

                seulement rime.

    Seulement déplacée de tes lèvres closes.

     

     

     

     

  • Soliflore 84 - Jacques Allemand

     

     

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    ©Aaron J. Groen, Dakota du Sud

     

     

    ces deux là feraient briller un terrain vague
    un champ de mottes et de choucas pareil
    autour d'eux les autres ne sont plus les autres
    vous non plus

    tourner autour sans les nommer
    (tant d'êtres et de choses perdent leurs forces dans la définition)
    juste les regarder lancer leurs bras
    par la fenêtre vers les arbres
    le chahut des criquets entre dans le train
    encore un instant et ces deux là
    ne feront plus qu'un avec les voyageurs les malles
    la ferraille qui bringuebale
    ils sont l'aujourd'hui de tous les voyages
    ceux du grand-père armé
    de l'enfance au masque de suie
    des corps volages
    des enneigés
    de tous ceux qui attendent leur tour
    dans les sacs et dans les reins

     

     

     

  • Soliflore 83 - Serge Muscat

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    photo©Corinne Nativel 

     

     

    UN VOISIN BRUYANT

     

                  Auguste Bouton avait décidé de consacrer ce samedi à la lecture. Il avait acheté la veille plusieurs ouvrages qu'il n’avait pas eu le temps de parcourir et, en ce début d’après-midi, il s’apprêtait avec enthousiasme à tourner la première page d’un roman dont il appréciait particulièrement l’auteur.

                Installé sur le canapé du salon, avec sur la table basse un verre et une bouteille de Martini, il commença, comme il en avait souvent l’habitude, par lire la quatrième de couverture du roman. Un bref extrait du récit y était rédigé, ce qui mit en appétit sa curiosité. Il était question d’un homme en prise avec le désespoir qui songeait à la manière la plus efficace de se suicider.

                Alors qu’Auguste Bouton entamait la lecture de la première page de l’ouvrage, il entendit les premières notes, plus précisément les coups de batterie d’une musique populaire, filtrer du plafond. Pressé de commencer la lecture de son livre, il se concentra sur le premier paragraphe du premier chapitre en détournant l’attention de la nuisance sonore.

                A peine entama-t-il le deuxième paragraphe que la musique provenant de l’étage supérieur monta en puissance de plusieurs décibels. Il redoubla alors d’attention en focalisant toute son énergie mentale sur les caractères imprimés de la feuille. Mais tandis qu’il lisait tant bien que mal le début du troisième paragraphe, les rythmes de la batterie montèrent en puissance jusqu’à donner l’impression que l’on essayait de défoncer la porte du salon à grands coups de bélier. A partir de ce moment, les phrases inscrites sur la page se vidèrent de toute signification. Il y avait bien des signes tracés à l’encre noire, mais pour Auguste Bouton ceux-ci devinrent de simples formes qui ne voulaient plus rien exprimer à sa conscience.

                Dans un accès de colère, il posa brusquement le livre sur la table et se précipita vers la cuisine. Là, il saisit un balai et revint au salon. Choisissant un endroit où le plâtre était dur, il se mit à cogner au plafond avec le balai. Après avoir donné une dizaine de coups, il constata avec dépit que la musique résonnait toujours aussi fort. Essayant de se contrôler, il se laissa choir dans un fauteuil, le balai à la main. Quelques poignées de secondes suivirent puis il alla remettre l’ustensile ménager à sa place.

                De nouveau au salon, il choisit un disque de jazz sur une étagère et plaça celui-ci dans la chaîne hi-fi. Presque immédiatement les premières notes de saxophone se répandirent dans l’appartement. Cela rendait une étrange musique faite d’instruments à vent et de coups de batterie provenant de chez le voisin. Auguste Bouton appuya trois fois sur la touche + du volume, ce qui eut pour effet de transformer le son du saxophone alto en une sorte de baryton. La batterie déchaînée filtrant toujours du plafond, il donna trois nouvelles impulsions sur la touche + du réglage de volume. Cette fois-ci le saxophone ressemblait à un son provenant d’une grande caverne, un peu à la façon d’un monstre criant depuis les entrailles de la terre. Les vitres des meubles du salon se mirent à vibrer, comme à l’approche d’une secousse sismique. La batterie de la musique du voisin était à présent devenue inaudible.

     

                Dans sa cuisine, en train de faire la vaisselle, D. pensa : « mais ils sont devenus fous ! »

                Les fous en question étaient bien entendu les responsables de ce vacarme indescriptible qui parvenait aux oreilles de D. Elle finit de rincer ses verres et ses assiettes, puis enleva ses gants de caoutchouc. Elle sortit ensuite de l’appartement et alla sonner à la porte d’Auguste Bouton.

                Malgré l’insistance de D, la porte de son voisin de palier resta close. D’ailleurs, la musique de jazz recouvrait totalement le timide bruit de la sonnerie composé d’une succession de deux notes. Elle patienta tout de même quelques instants, avec l’espoir que son voisin avait peut-être entendu quelque chose. Mais après deux minutes qui lui parurent une heure, elle regagna son logis, désappointée.

                Afin de se détendre de ses émotions, elle se servit un grand verre de lait qu’elle but d’un trait. Sentant ses forces lui revenir, elle ne trouva pas mieux, pour oublier le boucan fait par les voisins, de mettre une cassette de son compositeur favori. Afin de couvrir la musique des voisins, elle poussa le volume jusqu’à huit sur une échelle de dix. Ayant laissé les fenêtres ouvertes pour aérer l’appartement, la mélodie s’entendait jusque de l’autre côté de la rue. Satisfaite, D. s’alluma une cigarette et s’installa confortablement sur le grand canapé. Elle n’entendit même pas la sonnette d’entrée qui carillonnait. M., un homme âgé habitant l’étage en-dessous et souffrant de malaises cardiaques, sonna à quatre reprises. Constatant que cela ne donnait aucun résultat, il se mit alors à cogner à la porte ; d’abord faiblement, puis progressivement de plus en plus fort. D. écrasa sa cigarette dans le cendrier et alla se servir un autre verre de lait. Furieux, M. rentra chez lui et mit le poste de radio à fond.

     

                Lorsque tout l’immeuble trembla sous l’effet des enceintes déchaînées qui distillaient diverses musiques, les voisins de la rue d’en face prirent la relève. D’appartement en appartement la musique se mit à gronder jusqu’à couvrir le bruit des voitures. Bientôt tout le quartier manifesta son mécontentement en poussant le volume de la sono. Puis les jeunes descendirent dans la rue avec leur appareil à musique portable. Sur les places publiques on commença à danser sous une gigantesque cacophonie musicale.

     

                Vingt minutes s’étaient écoulées lorsque le disque qu’Auguste Bouton écoutait arriva à sa fin. Il prit alors conscience du remue-ménage qui régnait au dehors et alla à la fenêtre du salon. Il fut surpris de voir la rue grouillante de monde et d’entendre un brouhaha composé d’une mosaïque de mélodies et de chants. La curiosité éveillée, il décida d’aller observer tout cela de plus près.

     

                Après s’être rapidement vêtu, il descendit les trois étages de l’immeuble et déboucha dans la rue. Sous le soleil de ce début d’été, des gens allaient et venaient tandis que d’autres se trémoussaient au son de la musique brésilienne qui émanait d’un gros appareil portable posé sur l’épaule d’un jeune homme marchant d’un pas lent. Auguste Bouton remonta la rue en direction de la place sur laquelle se rassemblaient souvent les jeunes gens. Tout le long du chemin jaillissait des fenêtres ouvertes des musiques disparates couvrant pratiquement tous les genres que cet art propose. Des portes d’entrée apparaissaient des flots continus de personnes, comme si les immeubles se vidaient tous au même moment. Cela faisait un peu penser au sable coulant par l’ouverture d’énormes silos. Sans interruption, les gens se pressaient dans la rue jusqu’à finalement totalement encombrer celle-ci. Bientôt obligé de jouer des coudes pour se frayer un chemin dans la foule, Auguste Bouton, par on ne sait quel hasard, se retrouva alors face à face avec son voisin du dessus. La colère étant passée, ils se dirent courtoisement bonjour tandis qu’à une fenêtre proche un enfant criait à sa mère : « Maman viens voir, il y a une fête ! »