Nouveaux Délits 57 - Amélie Guyot
Un extrait de Home Mobil, un texte d'Amélie Guyot publié dans le numéro d'avril 2017.
Lu par Cathy Garcia Canalès.
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Un extrait de Home Mobil, un texte d'Amélie Guyot publié dans le numéro d'avril 2017.
Lu par Cathy Garcia Canalès.
Le poème "Mauvais genre" (version non intégrale), un des poèmes de Hans Limon publiés dans ce numéro d'avril 2017, tous extraits de "Barbarygmes et autres bruits de fond".
Lu par Cathy Garcia Canalès.
traduit de l’Espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet
Éditions du sous-sol, 21 février 2017
240 pages, 18 €.
Étranges, effrayantes, macabres ou le plus souvent même sordides, ces nouvelles de Mariana Enriquez ne peuvent laisser indifférent. Narrées pour une majeure partie d’entre elles à la première personne, elles nous enfoncent dans les côtés les plus obscurs de l’Argentine, à Buenos Aires le plus souvent, dans un contexte urbain et déshumanisé, où la pauvreté avance comme une gangrène. On peut penser effectivement à l’Uruguayen Quiroga ou même au Bolivien Oscar Cerruto, mais Mariana Enriquez possède une griffe très personnelle et très contemporaine. Ici le glissement vers le fantastique ou plutôt vers l’horreur surnaturelle, ce qu’on appelle le réalisme magique dans la littérature sud-américaine, est clairement un prétexte pour évoquer ou rappeler des faits qui n’ont rien de surnaturel, si ce n’est que leur cruauté semble absolument inhumaine. Que ce soit des cauchemars et des spectres d’une dictature et ses disparus qu’on ne peut faire que semblant d’oublier ou la violence effroyable d’une société où tous les pouvoirs qui se suivent sont corrompus, la misère, les bidonvilles, les ravages de la drogue, la sexualité prédatrice, le trafic d’enfants, la torture, les humiliations, l’exploitation, la pollution, les maladies, les difformités, la folie et la noirceur de l’âme, parfois érigées en culte. C’est de souffrance dont il est question, non pas seulement de la souffrance humaine, mais de la souffrance de tout le vivant.
La plupart de ces nouvelles sont terrifiantes, on y approche au plus près de la violence pure. Et de notre propre Ombre, car ce n’est pas seulement une férocité extérieure qui menace ou agresse les personnages ou la narratrice de ces fictions. Mariana Enriquez nous interroge de façon indirecte, sur nos propres sentiments et motivations les plus dissimulés, sur notre capacité réelle à aimer ou haïr, sur notre indifférence, notre désir de sauver ou d’être sauvé. Sadisme, masochisme, bourreau, victime, parfois la frontière est poreuse et les enfants peuvent être des tueurs. Mariana Enriquez nous tend un miroir magique dans lequel viennent se refléter nos propres difformités, nos attirances malsaines, notre violence intérieure, instinctive, celle que nous croyons si bien contrôler ou que nous ignorons complètement. C’est comme si elle nous mettait devant un abime, et cet abime c’est nous-mêmes, mais en aurons-nous conscience ?
Et l’auteur a du talent, elle nous happe instantanément dans chacune de ses histoires, fait monter la tension, provoque dégoût et fascination dans un même élan, et c’est sans doute là que tout se joue, dans cette ambivalence. C’est aussi un recueil éminemment politique qui pointe le délabrement et les inégalités de la société argentine, questionnement qui est valable pour l’ensemble du monde.
Foncer droit dans le mur c’est un peu comme ouvrir les portes de l’Enfer, n’est-ce pas ?
Cathy Garcia
Mariana Enriquez (Buenos Aires, 1973) a fait des études de journalisme à l’université de La Plata et dirige Radar, le supplément culturel du journal Página/12. Elle a publié trois romans – dont le premier à 22 ans – et un recueil de nouvelles avant Ce que nous avons perdu dans le feu, actuellement en cours de traduction dans dix-huit pays. Certaines de ses nouvelles ont été publiées dans les revues Granta et McSweeney’s.
Métailié, février 2017
228 pages, 18 €.
Ce livre est terrifiant, il donne la nausée et ici le macabre n’est pas juste un folklore. Le Mexique a déjà une très longue histoire de violence et de luttes, mais on aimerait croire aujourd’hui, que le pire est derrière On se souvient notamment de la date du 2 octobre 1968, où plus de 200 étudiants sont assassinés lors d’une manifestation.
Le Mexique est donc une république démocratique et la population doit pouvoir faire confiance aux institutions et au gouvernement qu’elle a élu. Confiance dans les efforts du gouvernement actuel pour lutter contre le crime organisé et réduire les inégalités, protéger ses citoyens. Nombreux d’ailleurs sans doute, sont ceux qui ont confiance ou qui en tout cas n’ont pas envie de creuser au-delà du message officiel. Seulement voilà, il y a des faits et il y a des chiffres, et même si on s’ne tient aux officiels, ces chiffres sont déjà effarants et ils ne cessent de grimper de façon exponentielle depuis 2006. Ces chiffres sont ceux des disparus, les ni vivants ni morts, celles et ceux dont les familles ne peuvent faire le deuil, trouver un peu de paix dans la certitude de savoir au moins la vérité, de pouvoir récupérer un corps, un morceau de corps, des ossements, « des lambeaux de vêtements en putréfaction », quelque chose à quoi se raccrocher, quelque chose à quoi donner une sépulture et une mémoire.
Sur toutes ces disparitions, le message officiel fait planer le soupçon, il y aurait eu un lien avec tel ou tel cartel. Ces derniers, donc la violence est indéniable, sont bien utiles dès qu’il s’agit de faire régner la terreur dans telle ou telle région, d’en faire partir les habitants ou de les tenir tranquilles, dénués de toutes velléités de contestation ou revendication politiques. Tout le monde se souvient de la disparition des 43 étudiants de l’école normale rurale d’Ayotzinapa, de la version officielle qui aujourd’hui encore ne tient pas la route, mais la lumière n’est toujours pas faite, et pour cause, à chaque fois, et ce dans tous les cas de disparitions forcées, les experts, les activistes, les familles des disparus, les journalistes qui cherchent la vérité, sont diffamés, intimidés, menacés et souvent disparaissent à leur tour.
Ce n’est pas un hasard si la carte de la violence au Mexique est étroitement liée à celle des ressources naturelles et minières, l’or notamment et actuellement le gaz de schiste, le Mexique étant la quatrième réserve mondiale. Sachant que la fracturation hydraulique nécessite une quantité phénoménale d’eau et que les gisements se situent dans le sous-sol de territoires semi-désertiques, dont les trois-quarts des ressources en eau sont nécessaires à la survie des petites exploitations agricoles, il n’est pas difficile de comprendre qui sont les gêneurs.
« La stratégie de nombreuses compagnies pétrolières multinationales consiste à soutenir les gouvernements autoritaires de pays riches en ressources énergétiques. En retour, les gouvernements doivent s’engager à laisser se développer, dans les zones de gisements importants, un haut niveau de violence et de terreur, avec un grand nombre d’assassinats et de disparitions, afin de faciliter le déplacement forcé des populations qui y vivent.
(…)
Dans les zones de conflit, où règnent violence et pétrole, la disparition forcée des personnes et une stratégie des plus efficaces pour semer la terreur parmi la population. Avec les assassinats massifs, la torture ou les décapitations, c’est un des éléments les plus sûrs pour que les gens abandonnent par vagues entières leurs foyers et leurs villages. »
Ce livre est le récit d’une enquête, fouillée, qui a duré des années, par un journaliste d’origine italienne qui vit au Mexique depuis 2009. Une enquête qui ne fut pas facile, dangereuse aussi bien pour l’auteur lui-même que pour les personnes qu’il a rencontrées, interrogées.
Il faut lire ce livre pas seulement pour tenter de comprendre ce qui se passe au Mexique, mais parce que cela nous concerne, parce qu’il est question ici d’un système, basé sur la collusion entre un état, le crime organisé et les multinationales, une corruption à tous les étages au nom d’une logique froide et assassine qui profite aux uns et aux autres, aux dépends de la population d’un pays tout entier.
« Mais on ne peut plus ignorer les inégalités sociales, terribles au Mexique. La pauvreté du pays a été délibérément aggravée, la richesse se concentre entre les mains de quelques-uns et il y a des millions de pauvres. En même temps, on renforce l’armée et la police, parce qu’on sait que la réaction populaire peut éclater à tout moment. (…) Les personnes non seulement sont marginalisées, mais elles sont jetables. »
Les cartels font le sale boulot, en échange le gouvernement ferme les yeux sur leurs affaires : drogues, prostitution, migrants, trafics en tout genre… Quoi de plus efficace pour empêcher une population de se plaindre de la politique d’un gouvernement, même s’il elle est écrasée, exploitée, dépouillée, privée de terre, d’eau, empoisonnée par la pollution et la destruction de l’environnement, que d’être cernée par des guerres de cartels, plus brutaux et sanguinaires les uns que les autres, qui font régner une violence permanente. N’importe qui peut disparaître n’importe où, n’importe quand, sans être jamais retrouvé et donc en toute impunité, il suffit de faire peser sur chaque disparu, un soupçon de lien avec le crime organisé et l’affaire est close. Des cartels qui sont aussi des groupes paramilitaires, comme les Zetas, tous des anciens militaires surentraînés. On sait ce que signifie la paramilitarisation d’un pays, souvenons-nous entre autre du Plan Colombie, le prétexte de la lutte contre les narcotrafiquants qui a servi à éradiquer la population métisse, pauvre et paysanne des territoires convoités. La peur est instillée non pas seulement par la disparition, l‘assassinat, mais par l’usage de tortures, de mutilations, d’abominations, que même les imaginations les plus aguerries envisagent difficilement.
Ces disparitions forcées, c’est un système, une méthode, dont le sinistre précurseur n’est autre qu’Hitler, « nuit et brouillard », ça vous rappelle quelque chose ?
« On n’associe pas généralement cette pratique au Mexique, alors que ces dernières années, plus de 27000 disparitions ont eu lieu dans ce pays, selon les données publiées par le Ministère de l’Intérieur au début de l’année 2013 », sachant que c’est un chiffre officiel, tout porte à croire que le chiffre réel est plus important encore, de plus il grimpe chaque année en s’accélérant et ne tient pas compte des meurtres où on n’a pas à rechercher les victimes. Sans parler des migrants qui traversent le Mexique et notamment des zones contrôlées par les cartels – des états où même un bon nombre de familles « normales » se sont reconverties dans le trafic d’humains – migrants donc qui ne ressortent jamais du pays et dont on n’a aucun chiffre.
Mais à la différence de ce qu’on a pu appeler la guerre sale des décennies précédentes, où bourreaux et victimes étaient clairement identifiés, la pratique des disparitions forcées, surtout depuis 2006, a pour caractéristique que celles-ci sont totalement imprévisibles. Leur point commun est « leur hasard apparent et la criminalisation des victimes » aux yeux de l’opinion publique. Ces disparitions ne sont pas considérées comme forcées, alors qu’elles sont pour la majeure partie d’entre elles « commises sur intervention directe ou indirecte, par action ou passivité, de fonctionnaires publics ». La lutte du gouvernement contre le crime organisé est une façade, illuminée par quelques arrestations spectaculaires et les médias, que ce soit « la presse à scandale, vendue 3 pesos dans le métro ou les quotidiens de référence », ne font que relayer les messages officiels. Quant aux journalistes qui veulent vraiment faire leur travail, ils font partis des catégories les plus menacées de la population.
Il faut donc lire ce livre, car il a demandé du courage et de la détermination, il faut lire ce livre pour toutes les familles des disparus qui vivent chaque jour cet enfer de ne pas savoir si leurs enfants, leur conjoint, leur parent, sont vivants ou morts. Il faut lire pour ne pas dire qu’on ne savait pas, pour comprendre aussi que le Mexique n’est pas un cas isolé, et que la nuit et le brouillard sont en train de s’étendre un peu partout dans le monde, à l’heure où les multinationales plus que jamais, s’adonnent à une course obscène aux ressources et aux matières premières, sans aucune morale, ni scrupule, ni aucun respect pour la personne humaine.
«La disparition d’une personne est une violence contre tout citoyen […] une atrocité commise directement et quotidiennement contre chacun d’entre nous.»
Ni vivants ni morts est un livre qui tente d’appréhender et dénoncer une réalité effroyable, ne détournons pas les yeux.
Cathy Garcia
Federico Mastrogiovanni est un journaliste et documentariste né à Rome en 1979, qui vit au Mexique depuis 2009. Il travaille actuellement pour plusieurs magazines sud-américains, parmi lesquels Variopinto, Gatopardo, Esquire Latin America et Opera Mundi.
tableau de Théodore Géricault
HARAS
Les chevaux avaient profil de serpe
Dans le halo hérissé de l’hiver
Et l’agonie devenait familière
Pour les lads qui avaient balayé la neige.
C’était le froid de février, quand la sève endormie
Mène au plus près du repos d’ossuaire.
Glaciale et silencieuse,
L’écurie. Quelquefois, des sabots qui claquent,
Morne signal de la vie enfermée ;
Un début de hennissement qui cesse
Comme un envol se brise. Et le vent ? Pas même à s’engouffrer.
On entend mâcher. Dans les boxes,
Le jour n’a qu’un sursaut face à la nuit
Et pendant que l’air gifle et gerce les hommes,
Ils ont, dans leur cloison en bois, le regard immense
Et effaré des mourants.
http://gzimmermann.blogspot.
Lisa Carney
dans le tumulte opaque
le calme boit au broc d’un vert
ceint d’un blanc maculé d’ondées
dans la gorge d’indécision
je rince une bouche cousue
à la limpidité du verre
empli d’une nuit sans étoiles
rondes d’étincelles les lames
cassent se déprennent du monde
me rappellent aux murs du vide
vide du mur où traverser
enfin
http://continuerlecho.blogspot.fr/
John William Waterhouse - Hylas and the Nymphs (détail)
L’ART DE LA DRÔLERIE
Idolâtre et fougueux, quand ton corps
s’extasie sous ma main vagabonde
et si peu belliqueuse, tes yeux vont discerner
la pluie pernicieuse qui épingle un éclair
tranchant de fantaisie. Ah! splendide ondine!
or sur ta peau rosie descendent les rayons
d’une lumière heureuse, et j’abandonne alors
la diablerie fangeuse,
le mal réapparu, la survie artistique!
Quel souvenir as-tu de ce mur de fougères,
suave autour de nous,
d’où fleure de nos mères ce bouquet de naissance
où s’incruste la vie? L’immense ciel grisâtre
agite ses nuages en rudes saccades
et renonce aux lubies…
Mes baisers prennent l’eau comme des coquillages!
avril-mai-juin 2017
La France s’apprête à élire une nouvelle tête au stand de tir et le niveau des débats aiguise le désir de silence, aussi cet édito va-t-il donner l’exemple. CG
Je perds l’usage de la parole
Mes lèvres sculptent un silence
Alors pour me faire comprendre
Parmi les décombres je danse…
André Laude
in Riverains de la douleur
AU SOMMAIRE
Délit de poésie :
Hans Limon, poèmes extraits de Barbarygmes et autres bruits de fond
Marianne Desroziers
Alexo Xenidis
Grégoire Damon
Délit nomade : Home Mobil d’Amélie Guyot
Résonances :
Ce que nous avons perdu dans le feu, nouvelles de Mariana Enriquez, Éd. du sous-sol 2017
Ni vivants, ni morts – La disparition forcée au Mexique comme stratégie de terreur de Federico Mastrogiovanni, Métailié 2017
Les délits d’(in)citations font des clins d’œil aux coins des pages et le bulletin de complicité toujours aussi pimpant, aguiche au fond en sortant.
Illustratrice : Alissa Thor
Née à Paris en 1974. Autodidacte. Vit à Paris et travaille à Rouen. Études de Lettres et de Philosophie. Documentaliste à l'Éducation Nationale pendant 12 ans. Depuis 2011, se consacre exclusivement à la peinture et à l’écriture (un recueil de poésie est en préparation). Longtemps « intello » et prenant plaisir à manier les abstractions. « J'ai eu le besoin radical de rompre et de me confronter directement à la matière : prendre la vie, par l'autre bout si l'on veut. L'expressionnisme est naturellement le mouvement qui me « parle » le plus.... » Son site : http://www.alissathor.com
L'enjeu de l'éveil, c'était, semblait-il, non la vérité et la connaissance, mais la réalité, le fait de la vivre et de l'affronter. L'éveil ne vous faisait pas pénétrer près du noyau des choses, plus près de la vérité. Ce qu'on saisissait, ce qu'on accomplissait ou qu'on subissait dans cette opération, ce n'était que la prise de position du moi vis-à-vis de l'état momentané de ces choses. On ne découvrait pas des lois, mais des décisions, on ne pénétrait pas dans le cœur du monde, mais dans le cœur de sa propre personne. C'était aussi pour cela que ce qu'on connaissait alors était si peu communicable, si singulièrement rebelle à la parole et à la formulation. Il semblait qu'exprimer ces régions de la vie ne fît pas partie des objectifs de langage.
Hermann Hesse
in Le jeu des perles de verre
Et toujours de la poésie À ÉCOUTER
sur http://cathygarcia.hautetfort.com/donner-de-la-voix/
et sur la chaîne youtube Donner de la voix.
Du fait maison encore, avec les moyens et la technicienne du bord, juste pour le plaisir et le partage.
poèmes écrits entre 1990 et 2013 illustrations originales (encres) de l'auteur
petites fictions qui parlent de mort,
drame, tristesse, solitude
édité, imprimé et agrafé par l’auteur
Tirage limité et numéroté
sur papier 90gr calcaire couverture 250 gr calcaire 100 % recyclé
à commander directement à l‘auteur 10 € (+ 2 € pour le port)
&
Bonzaïs hallucinogènes ou nano-histoires sans les nains
suivi de Conne plainte du poète
aux éditions Gros Textes
Illustrations originales (collages) de l'auteur
affreurismes loufoques et plus si affinités
« LE CŒUR Il faut le faire battre tant qu’il est chaud »
54 pages au format 15 x 10 cm
6 € (+ 1 € de port – port compris à partir de l’achat de 2 exemplaires)
(dessin de l'auteur)
Trajet (d'un genou sur la bouche)
Je n'avance plus, le balançoir tendu,
en extase,
ayant avalé plusieurs petits cachets,
je suis abattu.
Les bronches dilatés,
distention des pupilles,
diminution temporaire des capacités cérébrales,
polarisé, je vois
des poètes sur le trottoir qui se gavent d'excréments,
noyés dans le lac des infamies fantasmées, jamais connues
mais fantasmées.
Plongeant dans les poubelles
à la recherche d'une médaille
de dérèglement de tous les sens,
le cul piqué de fourches.
Tête en terre et traitement dur de la chair.
Qui va mal ? Tous, sauf moi.
On patauge dans la mare
sur de belles écrevisses
qui préfèrent l'eau de pluie
aux chaussons pleins de boue.
J'ai soixante-dix ans de nacre aux coins des os ;
c'est étrangement sourd quand je crie,
quand je m'explique sur mes songes.
Les bardes, les aèdes, gorgés de désir impalpable,
se relèvent et ils miaulent ;
avec ma grande hache, je les expédie dans l'au-delà.
(photo prise par l'auteur - Marseille)
LAIDE
Et les femmes en jogging sortent des zones industrielles tôt le matin ventre à l'air pour rejoindre leurs véhicules tape à l'œil garés en double file.
Et les sportifs de supérette encombrent et gênent sur les nationales pour les énervés qui partent à la mine dans leur bunker d'aluminium.
Et on ne sait pas si c'est le brouillard ou le pare brise qui est sale.
Et je ne suis pas jolie.
Et il me dit qu'il ne me trouve pas jolie.
Et les camions de livraisons s'entassent comme leurs gros muscles serrés dans des marcels, l'hiver aussi.
Et la circulation est alternée parce que le bas côté est en travaux par les hommes en sweat et cernes noires des heures pas humaines.
Et la radio diffuse son con de silence d'engin éteint pour faire entendre les mots lourds de la discussion lourde que lourde nous répétons une fois tous les lourds mois.
Et je ne suis pas jolie.
Et il me dit qu'il ne me trouve pas jolie.
Et les mots se heurtent dans le vide débile de mon crâne débile rempli d'air, de chimères et de souvenirs à décortiquer, à surmâcher, à chier à la colle et de schémas mentaux, moyens mnémotechniques dont je ne me souviens pas.
Et le glauque de la sombre situation sort en morse, en silence par le néant débile de mon regard débile posé sur le tableau de bord débile devant moi.
Et de tout ça j'en sais rien. Et n'importe quoi ma tête pense. Et n'importe quoi ma bouche dit et il faudrait comme une sorte de lexique en bas de page.
Et je ne suis pas jolie.
Et il me dit qu'il ne me trouve pas jolie.
https://www.facebook.com/claire.vonf
Visages orangés
commerce amoureux
et cris lugubres
tapis aux encoignures
des ailes de la nuit
et la police dieselle
dans le cône de sodium
vers la fenêtre ouverte
ruisselante de râles
et les visages orangés
qui épongent la vie
virent aussi sec au vert
http://unjoursurterre.hautetfort.com/
(photo de l'auteur)
prenssée j, une des prenssées de Mathias Richard publiées dans le numéro de janvier 2017.
Lue par Cathy Garcia Canalès.
On pourrait résumer Règne animal en disant que ce roman révèle l’humanité des animaux en exposant la bestialité des hommes qui les ont forcés à vivre avec eux, pour les servir, les nourrir, les faire vivre et les enrichir au fur et à mesure qu’eux-mêmes sont engraissés, transformés. C’est aussi l’histoire d’une famille rurale qui vit à la marge d’un petit village du Sud-Ouest de la France, nommé Puylarroque. Une histoire qui couvre un siècle, naturaliste à l’extrême, tout à la fois lyrique et organique, la chair, le sang et tous les fluides possibles que peuvent laisser échapper les corps, animaux comme humains, la merde et la décomposition, étant comme omniprésents.
L’histoire commence au début du siècle dernier, chez des petits paysans, avec un lopin de terre, quelques animaux, une porcherie, un père qui meurt lentement d’une grave maladie tout en continuant à travailler, une survie des plus rudimentaires, la mère que cette rudesse extrême, le dénuement, la frustration, a rendu mauvaise, dure et sèche comme un cal, et une petite fille en qui persiste un peu de rêve.
La fillette grandit entre les corvées et le joug maternel impitoyable, mais s’échappe dans la douceur de son imagination. Le père est à l’agonie, il fait appel à Marcel, un jeune cousin éloigné de la famille, pour l’aider et au final le remplacer. Un étranger malvenu pour la mère, un peu d’oxygène pour Éléonore, de la tendresse, de l’amitié, puis des émois, le désir naissant et puis soudain, la guerre. Celle de 14, celle dont Marcel ne reviendra pas, ou pas complètement, pas entier.
Ça c’est la première partie, La sale terre (1898-1914), première partie d’un roman qui est un peu comme débité en morceaux, par des évènements extérieurs qui viendront ravager des conditions et des existences déjà précaires et qui ont tous pour point commun une colossale violence : les guerres, les désastres économiques et le rouleau compresseur du chamboulement industriel. Violence des hommes faite aux hommes et celle des hommes faite aux animaux qui partagent leur sort : l’exploitation animale est en effet le cœur de ce roman, mais les bourreaux, on le voit, vont de même à l’abattoir, un cercle infernal. Et c’est bien où nous conduit ce roman, en enfer, et l’auteur nous y contraint d’une certaine façon, le chemin se fait de plus en plus étroit, la fuite impossible et nous voilà le nez dans notre propre merde.
Une écriture exceptionnelle que celle de Jean-Baptiste Del Amo : en plongeant sa plume dans le fumier, il nous offre un véritable chef-d’œuvre. Le ton halluciné et l’univers peuvent faire songer au Livre des nuits et à Nuit d’ambre de Sylvie Germain, mais ici sans aucune échappée dans l’irréel ou l’onirisme. Même la religion n’offre aucune transcendance, chacun s’arrangeant de ses seules apparences, derrière c’est le vide, et l’enfant de chœur préféré du curé ivrogne sera retrouvé pendu à un grand chêne. Ici le réalisme est implacable et il pue, comme cette ruralité profonde où l’imaginaire n’a à voir qu’avec le diable. L’auteur s’est livré ici à un grand travail de recherche, le sujet est fouillé, creusé, jusque dans les moindres détails, avec des descriptions d’une précision chirurgicale, d’abord de cette vie rurale au tout début du XXème siècle, et puis l’abomination de la Première Guerre qui vient chercher les hommes et les très jeunes hommes qui n’avaient jamais mis les pieds hors de leur campagne, pour les plonger brutalement dans une boucherie abominable et avec eux, toujours et encore, les animaux. Post tenebras lux (1914-1917).
Puis il y aura l’après-guerre, les choses qui ne seront jamais plus les mêmes, puis une autre guerre encore et la suite, sur lesquelles il y aura comme une grande ellipse. Marcel, le cousin d’Éléonore, devenu un mari et un père refermé à jamais sur sa blessure immonde, qu’il noie dans l’alcool et le travail, la refusera cette fois de toute ses tripes.
Et puis c’est la bascule dans le monde moderne et toujours, la même ferme, au même endroit, « La harde » menée par Serge, fils de Marcel, qui incarne le pivot entre deux mondes, inculquant à ses deux fils une profonde défiance et le refus de ce qui est extérieur au clan, tout en étant obsédé par la réussite. Nous sommes en 1981, et la seconde moitié du roman, après nous avoir fait parcourir presque un siècle, se déroule sur cette seule année fatidique dans l’univers dantesque d’une exploitation porcine intensive mais encore familiale. La petite-fille du début du roman, Éléonore, maintenant grand-mère et arrière-grand-mère, est toujours là, vivant recluse et taciturne dans une partie du corps de la ferme qui tombe en décrépitude au profit des bâtiments de la porcherie moderne. Entourée de ses innombrables chats, elle vit à l’écart des autres membres du clan, coupée d’eux pour avoir été trop témoin de la folie des hommes, celle de sa propre mère, puis de son mari et dans la foulée son fils, qui a repris le flambeau d’une sorte de tare ancestrale qui semble les lier pour toujours aux porcs.
Seul son petit-fils Jérôme, étrange et mutique lui aussi, a une forme de lien avec elle, les deux étant plus proches de la nature, plus humains et donc plus proches de leur animalité. C’est ce paradoxe qui ressort de ce roman terrible. Le thème central est bien cette folie de l’homme à vouloir asservir, exploiter le vivant au-delà de toutes limites, une dérive complètement démente qui signe sa propre perte.
Et en cela, ce roman nous interroge en profondeur sur le sens de tout ça. Il ne peut que renforcer la détermination des végétariens, des végans – qui peut-être n’en supporteraient même pas la lecture, et dans une vision moins catégorique, de tous ceux qui aujourd’hui soutiennent qu’il faut revenir à de tous petits élevages à taille humaine, à condition toutefois d’y respecter l’animal bien plus qu’on ne l’a jamais fait, mais comme le font aujourd’hui encore certains peuples autochtones, qu’on dit primitifs. Mais, y’a-t-il quelque chose de plus primitif au sens péjoratif du terme, de plus primaire, de plus barbare, que les élevages intensifs et industriels ? Plus ignorant que cette méconnaissance et ce mépris total de la sensibilité et de la souffrance animale ?
Alors oui, Règne animal est un chef-d’œuvre de littérature, mais qui au-delà nous interroge et nous questionne sur quelque chose d’essentiel : qu’est-ce que l’humanité ?
Cathy Garcia
Jean-Baptiste Del Amo, de son vrai nom Jean-Baptiste Garcia, est un écrivain français, né à Toulouse le 25 novembre 1981), vivant à Montpellier. Le nom "Del Amo" est celui de sa grand-mère, l'auteur ayant été encouragé à changer de nom par son éditeur, Gallimard publiant au même moment un roman d'un autre auteur originaire de Toulouse et portant le même nom (Tristan Garcia, "La meilleure part des hommes"). En 2006, il reçoit le Prix du jeune écrivain pour sa nouvelle Ne rien faire, écrite à partir de son expérience de quelques mois au sein d'une association de lutte contre le VIH en Afrique. Ce texte court, qui se déroule en Afrique le jour de la mort d'un nourrisson, est une fiction autour du silence, du non-dit et de l’apparente inaction. Fin août 2008, son premier roman, Une Éducation libertine, paraît dans la collection "blanche" chez Gallimard. Il est favorablement accueilli par la critique et reçoit le Prix Laurent-Bonelli Virgin-Lire, fin septembre 2008. L'auteur ramène sa technique à celle de Gustave Flaubert, relisant à haute voix ses phrases pour les affiner. C’est encore Flaubert et L'Éducation sentimentale qu’évoque le titre de ce premier roman, pourtant initialement intitulé Fressures. En mars 2009, Jean-Baptiste Del Amo se voit finalement attribuer la Bourse Goncourt du premier roman, à l'unanimité dès le premier tour de scrutin. Le 25 juin 2009, c'est au tour de l'Académie française de lui décerner le prix François Mauriac. Ont suivi Sel en 2010 et Pornographia en 2013, Règne animal est son quatrième roman.
Edvard Munch, "Séparation", 1896
Prochaine fois
Nuit-éclair
Je n’ai vu de toi…
Qu’une suite de dioramas
Déjà oubliée;
Tu es arrivée
Comme un train
A grande vitesse
Que j’ai attendu
Et qui ne s’est jamais arrêté;
Ce matin je ne retiens
Que ton absence
Mais je n’oublie pas
Que tu existes;
Nous nous sommes ratés,
Ce sont des choses qui arrivent;
Demain nous ferons mieux
Que de rattraper le temps perdu,
Nous en inventerons un nouveau.
(ph. Lee Frost- Derelict fisherman’s hut, Dungeness, Kent, Angleterre)
Demain, la veille
Renverser le sablier
Dormir les yeux grands ouverts
Remiser demain, et la veille, et les autres, à plus tard
Le temps qui souffle a décoiffé les certitudes
Elles essaiment
Bourdonnement imperceptible
Quelques extraits des poèmes de Saïd Mohamed publiés dans le numéro de janvier 2017.
Lus par Cathy Garcia Canalès.
Deux textes et un poème, "Au comptoir du café de la gare", parmi ceux de Myriam Ould-Hamouda publiés dans le n° de janvier 2017. Lus par Cathy Garcia Canalès.
Les mains de Slavoj Hermann, Harvey et Ce soir, trois poèmes parmi ceux de Samaël Steiner publiés dans le numéro de janvier 2017. Lus par Cathy Garcia Canalès.
texte et illustrations d'André Bouchard, Seuil Jeunesse, 6 octobre 2016.
40 pages, 13,50 €.
C’est un vrai conte de Noël que nous propose ici l’auteur/dessinateur André Bouchard, vrai parce qu’on y parle de joie, de générosité, de partage, d’entraide et d’ouverture à l’autre. Vrai parce que le Père Noël s’il existait, pourrait bien être un vieux monsieur à barbe blanche qui vit et apprend aux enfants au cœur d’un bidonville « le bricolage, le jardinage, la politique, la mécanique, l’infirmerie, la littérature, la couture, la soudure et l’arithmétique ». Un bidonville où « pour les langues étrangères on se débrouille entre nous. Dans le quartier, on parle couramment chinois, espagnol, arabe, polonais, grec, bambara, portugais, français et verlan. »
Avec de belles illustrations qui prennent leurs aises sur toute la page, mélange de gris hachurés et de couleurs pétantes, André Bouchard nous présente la famille Palsou et ses quatre enfants. Comme toutes les familles, elle fait ses courses au marché et au supermarché et les enfants prennent le goûter au parc, comme tout le monde quoi. Enfin presque...
Mais les enfants, malgré la fricassée d’épluchures, s’amusent bien, comme tous les enfants et ils l’aiment leur quartier plein de cachettes et d’aventures, comme ils aiment leur école avec le vieux Monsieur Nicolas. Leur seul vrai problème, ce sont tous les autres adultes qui ne rigolent pas, mais alors pas du tout ! Alors, ils vont tenter de leur apprendre, en ouvrant l’école du rire, mais ça ne marche pas très bien, les élèves sont des cancres. C’est l’arrivée d’une cocotte magique qui va changer les choses. « C’est là que nous avons compris un truc archi-important ! On peut rire de n’importe quoi avec n’importe qui à condition d’avoir le ventre plein ! ». Ainsi avec « Cocotte Magique », Noël pourrait bien finalement être « une énorme rigolade ». À moins que la Guenille ne vienne jouer sa carabosse… Pour le savoir, lisez les Palsou.
Un très chouette album, tendre et impertinent, dédié à Charles Dickens, Karl Marx et François Ruffin. Le ton est donné. CG
André Bouchard a été publicitaire. Il vit à Paris et travaille aujourd'hui pour la presse et l'édition en qualité d'auteur et illustrateur. Ses livres se caractérisent par des dessins malicieux et un humour caustique. Il a notamment illustré de nombreux livres de Vincent Malone. Il est également l'auteur de : Beurk ! (Seuil jeunesse), Les lions ne mangent pas de croquettes (Seuil jeunesse), Quand papa était petit y avait des dinosaures (Seuil jeunesse), La Mensongite galopante (Gallimard)... « La principale caractéristique commune à la plupart de mes ouvrages, c'est une prédilection pour "le merveilleux ou le fantastique quotidien". Je puise mon inspiration dans la réalité vécue de l'enfant : son rapport aux parents, à la nourriture, à l'égoïsme, au mensonge, etc.»
Ça ne rime à rien et Granthis, deux des poèmes d'Anna de Sandre publiés dans ce numéro de janvier 2017. Lus par Cathy Garcia Canalès.
janv. fév. mars 2017
Voici donc le 13ème édito de bons vœux pour la nouvelle année, ce qui devrait suffire à porter bonheur parce que pour ce qui est du stock de formules, il est depuis belle lurette épuisé…. Et aussitôt une question vient clignoter dans mon cerveau arborescent : mais c’est qui cette lurette ? Il s'agirait en fait, dixit the web, d'un mot inventé, un hybride entre belle et heurette, heurette signifiant « une petite heure », ce qui est pour le moins étrange, si on considère que toute heure est censée avoir la même durée. En temps en tout cas, mais peut-être pas en sensation de temps. On sait bien qu’une heure de plaisir passe bien plus vite qu’une heure de galère, une heure à la plage passe certainement plus vite qu’une heure sous les bombes, pour peu qu’elles tombent à côté. Il en va donc sans doute de même pour les années, aussi pourrions-nous penser que si nous avons l’impression que « ça » passe de plus en plus vite, c’est que tout ne va pas si mal pour nous finalement. Aussi pourrait-on se souhaiter tout pleins de belles lurettes, non ? Pour ma part j’aurais tellement de choses à souhaiter concernant le sort de l’humanité, que je préfère me taire et laisser la parole aux poètes. CG
Il était une chose que seule la terreur pouvait obtenir, c’était que ces centaines d’hommes bouillonnant au fond de la baraque fissent silence. Seule la terreur… et la poésie. Si quelqu’un récitait un poème, tous se taisaient, un à un comme des braises s’éteignent. (…) Un manteau d’humanité les recouvrait. J’apprenais que la poésie est un acte, une incantation, un baiser de paix, une médecine. J’apprenais que la poésie est une des rares, très rares choses au monde qui puisse l’emporter sur le froid et sur la haine. On ne m’avait pas appris cela.
Jacques Lusseyran in Le monde commence aujourd’hui
AU SOMMAIRE
Délit de poésie non formatée :
µ Anna de Sandre
µ Samaël Steiner
µ Myriam Ould-Hamouda
µ Saïd Mohamed
µ Quelques prenssées de Mathias Richard
µ Le tremble au cœur autour (extraits) de Jacques Allemand
Résonance :
Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard 2016
Les Palsou – Un conte de Noël d’André Bouchard, Seuil jeunesse 2016
Les délits d’(in)citations réfugiés dans les coins ont des choses à dire. Quant au bulletin de complicité, il tapine toujours au fond en sortant.
Illustrateur : Patrick le Divenah
De sang breton, de naissance angevine, d’habitat parisien. Bigame, car aime autant le mot que l’image. D’où les associations parfois, dans des textes ou des collages. Aspiré par le souffle, inspiré par la spirale, l’absurde, la poésie des sciences, et bien d’autres choses encore, avec passion. Publié dans une trentaine de revues littéraires et d’autres en ligne. Édité chez Passage d’encres, L’Échappée belle, Gros Textes, p.i.sage intérieur, La Tête à l’envers, La Lucarne des écrivains ; et dans des ouvrages collectifs (Henry, Lilo, L’Atelier du Gué, classiques Garnier prochainement…). Rubriques dans inks-passagedencres (cf. Les mots la langue : Par ici la bonne soupe ; cf. Critique : Chefs-d’œuvre derechef). Collagiste dessinateur (illustration de couvertures et de diverses revues). Son site : http://prosesie.free.fr
Les efforts de dizaines d’années étaient annulés en quelques semaines, l’État, déjà instable depuis toujours, s’était effondré en quelques semaines, la stupidité, la cupidité, l’hypocrisie régnaient tout à coup comme aux pires époques du pire régime, et les hommes au pouvoir œuvraient à nouveau sans scrupules à l’extirpation de l’esprit. Une hostilité générale à l’esprit, que j’avais observée depuis des années déjà, avait atteint un nouveau paroxysme répugnant, le peuple, ou plutôt les masses populaires étaient poussées par les gouvernants à assassiner l’esprit et excitées à se livrer à la chasse aux têtes et aux esprits. Du jour au lendemain, tout était à nouveau dictatorial, et, depuis des semaines et des mois, j’avais déjà éprouvé dans ma chair à quel point on exige la tête de celui qui pense. Le sens civique des braves bourgeois, bien décidé à se débarrasser de tout ce qui ne lui convient pas, c’est-à-dire avant tout de ce qui est tête et esprit, avait pris le dessus, et tout à coup, était à nouveau exploité par le gouvernement, et pas seulement par ce gouvernement d’Europe. Les masses, esclaves de leur ventre et des biens matériels, s’étaient mises en mouvement contre l’esprit. Il faut se méfier de celui qui pense et le persécuter, telle est la devise ancienne selon laquelle on se remettait à agir de la manière la plus atroce. Les journaux parlaient un langage répugnant, ce langage répugnant qu’ils ont toujours parlé, mais qu’au cours des dernières décennies ils n’avaient au moins plus parlé qu’à mi-voix, ce à quoi ils ne se croyaient tout à coup plus tenus : presque sans exception, ils jouaient les assassins de l’esprit, comme le peuple et pour plaire au peuple. Pendant ces semaines-là, les rêves d’un monde voué à l’esprit avaient été trahis, livrés à la populace et jetés au rebut. Les voix de l’esprit s’étaient tues. Les têtes étaient rentrées dans les épaules. La brutalité, la bassesse et la vulgarité régnaient désormais sans partage. Ce fait, s’ajoutant à la stagnation de mon travail, n’avait pu qu’entraîner une profonde dépression de tout mon être et m’affaiblir d’une manière qui, pour finir, avait provoqué la pire crise de ma maladie.
Thomas Bernhard
in Vomissons
Quelques extraits des poèmes de Jean-Louis Llorca, publiés dans le numéro d'avril 2015.
Lus par Cathy Garcia Canalès.
Extrait d'un texte de Léon Maunoury publié dans le numéro de janvier 2014.
Quelques poèmes de Thierry Roquet publiés dans le numéro de janvier 2014.
Lus par Cathy Garcia Canalès.
Temps modernes
Cette année je ne sortirai pas de sa boîte la petite maison de bois
Sa mousse ses décors son étoile
Ma joie d’enfant de la dresser
Les Rois Mages ont été retenus à la frontière
Pour trafics divers
Et renvoyés dans leur pays on ne savait pas trop lesquels
Alors on a choisi à pile ou face la Syrie ou le Yémen
L’Âne est parti à l’abattoir pour faire des hamburgers
Le Bœuf tire des chariots de cuir au Bangladesh
À Joseph on a dit
Qu’on n’était plus pour le rapprochement familial
Et Marie a fait une fausse couche dans la jungle de Calais
Le Berger s’est pendu à cause de ses dettes c’était
Un berger grec
Il restait le Ravi mais il gênait la bonne société
Il ne gênera plus ils l’ont interné bien attaché
Il rit maintenant dans du capitonné
Cette année
Je ne sortirai pas de sa boîte la crèche
Je la laisse avec l’illusion du printemps qui renaît
Avec l’hospitalité avec la tendresse,
Rangée dans le grenier, pour les dents des rats.
Quelques extraits des poèmes de Murièle Modély publiés dans le numéro de janvier 2014.
Stallman - paper art
Abrités sous une pluie qui ne nous mouillera plus
Ou bien que nous ne sentirons plus battre, ni dans le heurt de nos peaux
Ni dans le remous de nos tympans
C’est sans crainte alors que nous jetterons nos pensées en direction du soleil
En cela seulement guidés par sa jaune et chaude attache
Depuis longtemps par cœur apprise au rebours de nos dessins d’enfants
Où sa rondeur complice peu à peu entraîna nos mains à se défaire de leurs trop brusques empoignes
Pour du plus pauvre des mouvements savoir en cueillir le plus fragile des rayons
Soit, celui perçant au centre de la nuée, au bout de tout déluge
Jailli d’entre les cieux, un sourire promis à son heure prochaine
Quand d’instinct nos yeux s’ébahiront, et comme deux temples grecs
Conduiront nos prières jusqu’au rêve de ce dieu qui toujours s’y cache.
Grèbe, un des poèmes de Stéphane Bernard publiés dans le numéro de janvier 2014.
Élégie 21, un des poèmes de Carl Sonnenfeld publiés dans le numéro de janvier 2014.